Chapitre 3 - On dirait le Sud

 

Lorsque la nouvelle parvint dans la petite ville du midi de la France, Julia venait juste de donner le bain à son fils, un vigoureux garnement de 4 ans aux yeux bleus, dont les cheveux bouclés jouaient avec les rayons du soleil filtrés par les persiennes à chaque mouvement de sa petite tête blonde.

Par la fenêtre entrouverte, Julia entendit des haut-parleurs annoncer l’arrivée imminente des troupes américaines.  "Qu’est-ce que c’est, maman?"   Julia n’avait pas bien compris, sur l’instant, le sens de ce qu’elle avait entendu et ne répondit pas.  Henri frappa la surface de l’eau savonneuse du plat de ses deux mains, aspergeant les murs de mousse blanche.  Julia en reçut un peu dans le visage.  En riant, elle essaya d’attraper les poignets d’Henri qui s’apprêtait à répéter son geste.  Elle ne fut pas assez prompte cependant et à nouveau la mousse voleta dans la pièce.  "C’est quoi?" cria Henri en prolongeant la voyelle et en la poussant vers l’aigu.  "Plus tard", dit-elle.  Julia saisit la grande serviette de bain vert olive et ébouriffa la chevelure du gamin puis le fit sortir de la baignoire, le sécha et l’habilla tant bien que mal.  Henri, la mine boudeuse, gigotait dans tous les sens captant instinctivement la nervosité ambiante.  Pour le calmer, Julia le chatouilla à travers l’essuie.  "Arrête, arrête" hoqueta-t-il en riant de plaisir.  Julia rit avec lui de bon cœur.  Comme cela faisait du bien!  ("Tu vois bien, grand nigaud, que nous avons été heureux!")

Julia confia ensuite comme chaque jour son petit Henri à la voisine qui gardait plusieurs enfants dans sa grande maison pour aider à sa façon les parents qui avaient le courage ou la chance de partir chaque jour au travail.  Elle vit sur son visage une expression de bonheur intense, mais celle-ci ne fit aucun commentaire et lui souhaita une bonne journée, comme de coutume, sur un ton poli et réservé.  Julia, intriguée, se rendit comme chaque jour à la clinique.

Alors qu’elle astiquait avec ferveur les sièges de la salle d’attente, elle perçut des rires et des bruits de galopade dans le parc entourant le bâtiment.  Dans le couloir, où elle se rendit ensuite, c’était la même effervescence.  Les malades sortaient de leurs chambres, les plus valides soutenant les autres, d’autres installés dans des fauteuils étaient poussés vers eux pour participer à la liesse générale, ils riaient, pleuraient, s’interpellaient, criant n’importe quoi, chaque phrase amenant un éclat de rire que Julia ne partageait pas.  Elle comprit au travers des bribes de conversation qui lui parvenaient, alors qu’elle n’osait pas s’arrêter de frotter, que son exil allait bientôt prendre fin.  Elle sentit des larmes chaudes couler le long de ses joues.  Des infirmières, devant elle, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, essuyant leurs larmes de joie du coin de leurs tabliers blancs, inconscientes du spectacle qu’elles donnaient de leurs jambes ainsi découvertes, auquel personne d’ailleurs ne prêtait attention.

Julia, silencieuse, passa entre tous ces gens heureux, armée de son seau, de ses brosses et de son torchon.  Elle alla ranger le tout dans le placard du rez-de-chaussée et se dirigea vers le vestiaire pour remettre ses vêtements de ville.  Par habitude, elle plia soigneusement son tablier de toile gris et le rangea au fond de son sac afin de le ramener propre le lendemain, ne réalisant pas la contradiction de ce geste coutumier avec son désir de partir.  Elle se dirigea vers le premier étage et frappa légèrement à la porte du directeur de l’établissement qui lui intima d’entrer au bout de quelques minutes pendant lesquelles elle avait hésité à frapper encore, n’étant pas sûre d’avoir été entendue.  "Monsieur, je ne viendrai plus, je crois que je vais rentrer … chez moi" dit-elle.  Avant de prononcer ces deux derniers mots, elle avait marqué une courte pause.  "Oui, oui, bien sûr" répondit-il distraitement.  Il la regarda pensivement, perdu dans des pensées qui n’avaient en fait rien à voir avec elle.  "Attendez, voici votre paie."  Il ouvrit le grand tiroir central de son bureau avec une petite clé dorée accrochée à son cou avec une dizaine d’autres clés, toutes différentes, et plongeant la main vers la droite, il ramena une liasse de billets qu’il ne prit même pas la peine de compter.  "Bonne chance, mademoiselle.  N’oubliez pas de déposer votre tablier à l’accueil!"  Puis, il se replongea dans la lecture de son  dossier.  Que lui importait cette étrangère après tout?  Julia empocha les billets.  Il lui sembla que le tas était un peu plus épais que d’habitude.  "Monsieur" risqua-t-elle, " vous m’avez donné trop …"  Il leva la tête, l’œil pensif, l’esprit ailleurs et répondit: "Allez, allez ma fille, c’est bon comme cela!"  Ce disant, il fit un geste répété de la main droite pour l’encourager à sortir.  Ce que fit donc Julia, la conscience tranquille.

A l’accueil, tout en bredouillant des excuses parce qu’elle n’avait pas eu le temps de le laver, Julia tendit le tablier à la réceptionniste, qui lui en donna reçu sous la forme d’un jeton en zinc.  L’employée, les écouteurs sur les oreilles, ne l’écoutait même pas, toute occupée qu’elle était à plaisanter avec un interlocuteur invisible.  "Oui, moi aussi, … non, je n’y croyais plus, c’est formidable … sûr qu’on va faire la fête! … bonne idée, du champagne, ça s’impose …oui, si on en trouve!" puis elle éclata de rire.  Julia l’observa un instant, la bouche ouverte sur des questions qu’elle n’osa pas poser puis s’éloigna, sans hâte, comme à regret.  Elle se retourna une dernière fois et franchit la porte de service.  Après avoir parcouru le dédale sombre des couloirs sur lesquels s’ouvraient les portes des différents bureaux réservés à la maintenance générale de l’institution, elle ouvrit enfin la porte de sortie.  Le soleil s’engouffra dans le corridor étroit.

Dans la rue, elle ne se retourna pas, elle aperçut quelques silhouettes en habits militaires se faufiler discrètement vers les ruelles de la vieille ville et prit la direction opposée.

Alors que Julia se rapprochait du centre, les cloches de l’église se mirent à sonner à toute volée, couvrant en partie un sourd grondement qui allait en s’amplifiant de façon inquiétante.  Julia fut bloquée par la foule qui commençait à affluer sur la petite place.  Fatiguée, elle s’assit sur un des bancs en bois artistement sculptés qui entouraient la petite fontaine surmontée de poissons cracheurs en bronze, posés en cercle autour d’un jeune dieu Neptune pointant fièrement son trident vers le ciel.  Le spectacle de la colonne de chars et de jeeps avançant lentement, en soulevant un épais nuage de poussière lui parut irréel et elle eut peur.  Elle se leva vivement et se frayant difficilement un chemin entre ces hommes et ces femmes pris d’une hystérie joyeuse, elle se hâta vers son domicile.

Le volume sonore du téléviseur, tout à coup beaucoup plus élevé pour la diffusion des messages publicitaires, réveilla Julia en sursaut.  Elle s’aperçut qu’elle avait renversé sa tasse de café sur la petite table à roulettes, sans doute en la déposant sur le rebord de la soucoupe.  Le reste du café s’était doucement faufilé vers le bord de la tablette et avait goutté sur le tapis en y créant une auréole brunâtre.  "Une de plus" pensa-t-elle.  Elle soupira à l’idée que lorsqu’il lui faudrait le faire nettoyer, elle découvrirait les dommages causés au parquet auquel il serait sans doute difficile de rendre son éclat d’origine.  "De toute façon, il y a déjà plein de taches qui ne partent plus depuis longtemps!  Qu’est-ce que j’avais encore renversé?"  Elle leva les yeux vers le lustre en cristal dont les breloques n’irisaient plus la lumière tant la poussière l’envahissait, et perçut sous les changements d’intensité lumineuse créés par le défilement des images à l’écran, quelques fils blanchâtres accrochés dans la chaîne en cuivre, qui avaient dû, à l’origine, permettre à quelques petites araignées de se laisser descendre en douceur vers le sol.  "J’ai des araignées au plafond" se dit-elle en riant doucement.  Julia ferma les yeux.  Une migraine commençait à les envahir, déjà une partie de l’écran disparaissait sous les éclairs lumineux, Julia savait que bientôt les vers luisants auraient envahi toute sa tête et qu’elle serait complètement aveugle pendant plusieurs minutes, à moins qu’elle ne réussisse à attraper sa plaquette de calmants à temps.  Elle tendit la main droite vers le petit secrétaire de style Louis-Philippe placé sur sa droite, sentit sous ses doigts noueux le contact rassurant de l’aluminium et des petits renflements où étaient logés les comprimés salvateurs.  Soulagée, elle en dégagea deux qu’elle se hâta de croquer en essayant de saliver au maximum, faute de liquide.  Elle les avala péniblement.  Les morceaux glissèrent très lentement dans son œsophage.  Elle tâtonna à nouveau, de la main gauche cette fois, et, poussant sa tasse qui, lui sembla-t-il tomba sur le tapis, saisit un biscuit qu’elle porta en tremblotant à sa bouche et qu’elle croqua avidement, le mâchonnant ensuite lentement pour faire passer le goût amer du médicament.  Un dernier large geste désespéré du bras gauche lui fit heurter son thermo qu’elle agrippa in extremis.  Le calant entre ses cuisses, elle dévissa rapidement le couvercle et but goulument, indifférente au goût râpeux du breuvage froid et au trop plein qui se déversait des deux côtés de ses lèvres, glissant le long de son cou pour se réunir au creux de sa poitrine et se perdre dans les replis cotonneux de sa blouse.

Elle attendit l’apaisement, en espérant que cette fois, la tête ne lui cognerait pas trop fort une fois sa vue recouvrée.  Machinalement, Julia avait actionné la commande électrique de son fauteuil et sentit un reste de café envahir sa hanche droite.  La position semi allongée permit au sommeil de l’envahir gentiment et les souvenirs recommencèrent à affluer.

 

 

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