Les regrets sont éternels

 

Les genoux dans l'herbe humide, je coupe avec rage les tiges du lierre perfide qui se nourrit des sapins taillés avec soin.  Aussitôt mon esprit s'évade vers d'autres géants verts que j'ai choyés jadis et mon âme perdue espère avec ferveur qu'ils ne souffrent plus de mon abandon.  Je ne reconnais pas ici la terre que j'ai retournée sans relâche et même les fourmis m'évitent avec dédain, contournant mes pieds nus sans leur accorder la moindre morsure.  Ces rosiers affamés me sont aussi inconnus, très loin de ces plants magnifiques que j'avais tant soignés.  L'amour que je leur portais les menait vers une beauté charmante.  Saurai-je encore aimer ces étrangers, devenir leur nouvelle nourrice et les inciter à se dresser avec fierté vers le ciel?  Pourrai-je exiger d'eux qu'ils déploient leurs branches et les chargent de boutons prometteurs de délicats pétales aux odeurs enivrantes?   Et lorsque s'ouvriront leurs corolles fragiles, aurai-je encore cette faculté d'émotion pour suivre chaque jour leur émouvante évolution?  Verserai-je encore quelques larmes de joie et d'admiration devant leur abondante floraison?  De ce triste gazon envahi par la mousse et les chardons serai-je un jour l'amie?  L'ombre des arbustes ici plantés jadis par des mains méconnues  m'offrira-t-elle le même abri complice que celle de mes anciens copains, les hibiscus rêveurs et la viorne reine du jardin dont tant de ma sueur avait arrosé l'argile nourrissant ses racines?  Que puis-je espérer d'un fac simile des parterres tant adorés?

Perdue dans mes pensées je ne vois pas jaillir l'araignée ennemie des dessous les branchages découpés sous la pluie.  J'ai arraché sa toile, dispersé sa famille.  Elle m'attaque de front, plante ses dents cruelles dans mon doigt, mon poignet, se faufile vers mon cou, je la chasse brutalement du revers de la main, elle atterrit sur mon pied où je l'assomme de ma pelle enfin.  Je la regarde agoniser cette araignée de ma nouvelle vie et je pense à celles que j'ai sauvées autrefois, les faisant glisser sur un bout de papier, les sortant gentiment des pièces où elles s'étaient enfermées volontairement, pour les déposer doucement sur un mur, une dalle ou dans l'herbe, les regardant, inquiète, reprendre un peu d'air frais dans leurs petits poumons avant de détaler toutes pattes dehors vers une liberté à laquelle elles ne croyaient plus.  Avec satisfaction j'inspecte ma victime toute recroquevillée qui fait mine d'avoir expulsé son dernier souffle de vie.   Je l'expédie très loin sachant pour les avoir longuement étudiées que lorsqu'elle sera sûre qu'aucun danger encore ne la menacera plus, elle se dépliera lentement pour retourner bien vite dans ses appartements.  Pour moi il est trop tard.  Savait-elle cette garce que son venin minable pouvait m'être fatal?  Déjà mon bras est raide des gonflements rougeâtres et mon cou me fait mal.  Il me faut au plus vite l'antidote placé dans un tiroir au hasard du rangement  effectué après mon déménagement.  La tête me tourne, le jardin s'est vengé de mon peu d'enthousiasme et de ma réticence à vouloir l'aimer.  Couchée dans sa haine je forme le vœu quand même de pouvoir l'apprécier si le temps m'en est donné.  La fraîcheur de l'ondée me ramène à la raison et je force mon corps à nier l'abandon.  Fatal est un grand mot pour qualifier ce poison, il serait plus équitable de parler de gêne, d'intoxication, de douleur et de fièvre.  Allons, ce n'est pas aujourd'hui que me sera fait l'honneur d'une excuse pour échapper à la vie d'aussi banale façon.  "Lève-toi et marche"… me dicte ma raison, ce dont tu as besoin se trouve dans la maison.  Je cherche et je trouve les comprimés salvateurs et la pommade apaisante qui auront raison des mes plaies fétides.  Je sais que j'en garderai à jamais des marques dérisoires que je regarderai sans doute sans sourire.  Que ne puis-je sans attendre me tourner vers demain et prendre le meilleur de ce qui me tend la main?  Fébrilement, je sors un album coloré du tiroir où je l'avais discrètement couché.  Je feuillette ses pages couvertes de photos d'un jardin magnifique qui ne m'appartient plus.  Et je m'endors ainsi bercée par sa magie, désirant ardemment reparcourir ma vie.

 

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