Chapitre 22 - Nationale 7

 

Julia se rétablit très vite et ne resta pas plus d'une semaine à l’hôpital.  Son intransigeance vis-à-vis de la douleur et de la maladie l’avait aidée.  A son retour, elle avait marqué son mécontentement en constatant que ses enfants avaient installé un lit dans le living et aménagé de l’espace pour qu’elle puisse se déplacer facilement en reculant les meubles.  Le tapis persan avait été roulé et rangé contre le mur derrière la télévision.  Elle ne reconnaissait plus son intérieur et constata avec déplaisir que le parquet n'avait toujours pas été réparé.  Elle avait rouspété pendant plus d’une heure et de guerre lasse, pour avoir la paix, Henri et Roxanne avaient tout remis en place.  Julia ne voulait pas admettre qu’elle devenait impotente et avait besoin d’une surveillance constante.  "Je pourrais encore vous en remontrer les jeunes" avait-elle crié mi-sérieuse, mi-ironique.  "Tout va bien, la tête et les jambes! D’ailleurs, j’ai prévu de faire encore un petit voyage très bientôt!"  Henri et Roxanne l’avaient regardée, médusés, et n’avaient pas osé formuler la moindre objection.  Henri sortit dans la petite cour pour prendre l’air et passer sa nervosité sur une cigarette tandis que Roxanne préparait le semainier de médicaments pour sa maman.

Ils s’accordèrent tous les deux pour reporter les tentatives de persuasion à plus tard.  Roxanne n’osa pas demander des nouvelles de Yolande.  Henri n’avait pas envie d’en parler.  "On se téléphone?"  "Ok! On ira boire un verre un de ces jours pour parler un peu"  Ils partirent chacun de leur côté. 

Julia ressentit un vide dans la maison et pour meubler le silence commença à chanter des paroles sans suite sur un air improvisé au fur et à mesure.  "Bien sûr que je saurais plus partir … quelle tête ils ont tirée, ça c’était gag, gag, gag.  D’ailleurs, j’ai pas envie de partir, il faut que je surveille ici.  Et puis, la dernière fois ça a déjà été juste, hein?  C’était quand encore?  Je sais plus, plus, plus.  Flûte, flûte, flûte!  Enfin, j’ai revu le pays là-bas, ça c’était chouette, chouette, chouette."  Julia avait entrepris une sorte de pèlerinage quelques mois après le décès de son mari.  Un voyage organisé en autocar, dont le trajet vers le sud de la France correspondait à peu près à l’itinéraire qu’elle avait suivi pour revenir en Belgique.  "C’était pas important, tant, tant".  Seule la destination finale avait guidé son choix.  Elle prit un cahier tout neuf dans le tiroir de l’armoire et un crayon qu’elle tailla proprement au couteau.  "Finalement, cette chute m’a fait du bien, j’ai plus besoin de vous deux" dit-elle en jetant un regard méprisant à sa canne et à son balai appuyés contre le mur de la cuisine.  Elle alla s’installer dans son relax et commença à écrire.  "Je dois faire vite avant d’avoir oublié tout ce qui m’est revenu, grâce à toi mon Dieu, merci!"

Lorsque nous sommes arrivés à destination, j’ai été la dernière à descendre du car qui nous avait conduits à travers des paysages verdoyants à la redécouverte des régions montagneuses du pays.  Bien sûr, tout, ou presque, avait changé.  Sur la petite place, tout en écoutant d’une oreille les explications du guide, j’ai fait lentement un tour sur moi-même, examinant chaque bâtisse, guettant le moindre détail.  L’église baroque était bien là, elle m’a paru cependant plus petite et les ifs marquant les allées du cimetière avaient grandi.  "Le Merle siffleur" dont la vieille enseigne en fer forgé se balançait toujours doucement et dont l’oiseau avait donné son nom au petit troquet, est à présent pourvu d’une enseigne lumineuse aux couleurs d’une marque de bière bien connue, il s’est octroyé une partie de la place et y a installé des tables rondes pourvues de parasols aux couleurs vives, assorties aux coussins garnissant les chaises à l’allure inconfortable, qui étaient occupées pour la plupart par un groupe d’enfants en vacances.  Avec satisfaction, Julia réalisa que sa mémoire n’était plus en pagaille.  "Est-ce bon signe, signe, signe, ça, ça, ça?" pensa-t-elle.  "Bon, je continue:

Tous les autres commerces étaient tels que dans mon souvenir sauf qu’à présent, ils sont tous parés de lumières vives afin d’attirer le regard du client, ce qui n’est pas du meilleur goût, et l’hôtel de ville arborait fièrement le drapeau tricolore.

Après quelques explications sur le passé historique du lieu et sur le rôle que ses habitants avaient joué pendant l’occupation, le guide a dirigé notre groupe vers une rue latérale où se dressait un tout nouvel hôtel dénommé "le Maquis", assez bien intégré dans le style ancien des constructions voisines.  L’air était léger et tout portait à l’enchantement.  Les roses semblaient plus denses, plus lumineuses.  Partout où se posait mon regard, l’originalité de la décoration florale témoignait de l’amour du beau, de l’ordre, de l’agencement soigné aux allures inattendues.  Là, un vieux vélo abritait dans sa selle déchirée les racines de ravissantes fleurs mauves dont les tiges se glissaient nonchalamment entre les rayons pour se répandre voluptueusement plus bas sur les pavés inégaux du trottoir.  Ailleurs, une vieille chaise apparemment à l’abandon, couvait en son siège de velours vert pâli par le soleil ou la pluie, un abri idéal à quelques espèces fleuries de cactus et un sabot négligemment déposé entre ses pieds noircis se voulait le nid préféré de pensées multicolores.  Tout était harmonie, de la lanterne accrochée au fer forgé artistement doré à gauche de la porte d’entrée, aux petites fontaines délicatement ruisselantes d’eau fraîche, bordées de corolles aux couleurs vives, surmontées l’une d’un petit lion stylisé et l’autre d’un sabotier en pleine activité.  Le calme, la simplicité, la beauté, pas une parcelle qui ne soit négligée, le tout sans luxe ni ostentation, juste le souci de parer.  Les grilles, derrière lesquels je devinais la présence de tables et de chaises confortables, étaient des écrans de verdure garnis ici de petits pots en terre cuite suspendus et là de petits personnages en paille habillés comme des poupées folkloriques.  Le hall de l’hôtel était à l’avenant, sans luxe superflu mais joliment décoré pour le plaisir de l’œil tout en procurant une sensation chaleureuse qui faisait que j’avais eu envie d’emblée de m’y installer pour en savourer la quiétude.

Julia fit une pause pour se relire.  "Oh la la!  Oui, c’était bien ça, quels doux, doux, doux souvenirs, nirs, nirs!"

Après la répartition des chambres, un porteur en livrée m’a conduite à ma chambre et a obligeamment déposé ma petite valise sur une armoire basse réservée à cet effet.  Il m’a rappelé l’heure du dîner et m’a souhaité un bon séjour.  Tout en lui glissant la pièce, j’ai scruté son visage qui me semblait familier et je l’ai remercié comme il se doit.  J’ai rapidement placé mes vêtements dans la garde-robe et rangé mes affaires de toilette dans la salle de bain.  Puis j’ai décidé de m’octroyer une petite pause avant de me changer pour le repas et je me suis étendue sur le lit.

Machinalement Julia jeta un coup d’œil sur l’horloge.  "Oh déjà!, il faut que je prenne mes médicaments, ments, ments."  Avec un profond soupir, elle laissa là son cahier et alla se verser un grand verre d’eau pour avaler les comprimés que Roxanne avait préparés.

"Bon où j’en étais, tais, tais?"  Julia continua son récit.

J’ai été réveillée par quelques coups discrets à la porte.  Je pourrais dire que je suis sortie à regret des limbes où je m’étais enfoncée avec délices.  Je ne me souviens pas avoir rêvé.  Je me sentais détendue et j’ai suivi le garçon d’étage jusqu’au restaurant.  J’ai participé de bon cœur aux conversations tournant entre les autres convives même si je ne parvenais pas toujours à rire franchement aux blagues quelque peu osées racontées avec beaucoup de talent, je le reconnais volontiers, par ce Marseillais qui était venu s’intercaler entre mes deux jolies voisines.  Au début du repas il était tout seul à une table et les autres lui avaient fait signe de se joindre à nous.  Pourtant cette agitation a fini par me lasser et je me suis sauvée après que quelqu’un, je ne sais plus qui, ait suggéré de chanter en chœur des chansons populaires.  J’ai trouvé ce petit salon un peu à l’écart, installé sur une terrasse vitrée surplombant la rue.  Je me suis assise près de la fenêtre et j’ai sorti mon tricot.  L’isolation était parfaite.  Je me suis dit: "Enfin ils ont inventé un moteur silencieux!"  Qu’il était drôle ce policier faisant semblant de siffler en se désarticulant dans tous les sens!  J’avais l’impression d’assister à un film muet comme au bon vieux temps.  Une jeune femme à l’air heureux poussait un landau tout en discutant avec une amie, elles ont éclaté de rire puis se sont penchées sur le bébé et lui ont probablement fait quelques guili-guilis.  Une dame, la grand-mère sans doute, marchait à petits pas ne sachant pas comment se faire tenir tranquilles les deux petits diables qui sautillaient autour d’elle en frappant dans leurs mains.  La vie des autres semblait si transparente, si gaie.  Pourquoi le destin s’est-il acharné?  Où ai-je commis la faute exigeant une telle punition?

Julia déposa son crayon et alla à la fenêtre.  "Tiens je n'ai plus mal, mal, mal, nulle part, part, part!"  Son regard coula sur les façades de la rue, se demandant combien de drames se déroulaient derrière ces portes closes et ces fenêtres dont les tentures tirées ne laissaient rien filtrer.  Elle se donna l’amusant challenge de dénombrer les cheminées qui fumaient et les antennes de télévision.

Très vite fatiguée de ce jeu futile, elle farfouilla dans son armoire, sortit tous les tricots inachevés et s’installa à nouveaux dans son relax.  Elle choisit au hasard une écharpe brune qu’elle avait commencée … "pour Henri sans doute, doute, doute" pensa-t-elle.  Elle se mit à tricoter.  Son regard se porta sur la maison grise de l’autre côté de la rue.  Elle jeta un coup d'œil sur l'horloge dont le tic tac régulier l'emplit d'aise "Il a fini par me la réparer ce petit voyou, you, you.  Bon voyons, dans trois minutes, la porte d’entrée va s’ouvrir, elle va sortir, tir, tir, avec son sac à dos bleu clair, elle va aller à la superette en haut de la rue pour s’acheter des bières et des cigarettes, comme d'habitude elle va revenir chargée comme un baudet, det, det".  Soulevant les bras, Julia rattrapa la maille qui venait de filer et fit quelques points à l’endroit qu’elle dut recompter.  "Bon, je ne peux plus faire plusieurs choses à la fois, fois, fois, c’est pas un drame, rame, rame".  Très fière des lainages qu’elle confectionnait, elle ne voulait pas compromettre le relief qu’elle avait créé.  Julia suspendit le mouvement de la main droite qui allait rabattre son fil vers l’arrière.  "Qu’est-ce que je raconte,  C’est pas ici ça!  C’est la jeune en face de chez toi, la trentaine je crois, elle vit toute seule la pauvre, … tu aurais dû l’épouser Henri … elle t’aimait bien … tu dis rien? … tu sais bien que j’ai raison! … maintenant elle boit, qu’est-ce qu’elle boit!"  Julia avait parlé tout haut et se sentit rougir.  Elle fut rassurée de constater qu’elle était seule dans la pièce.  "J'entendais les échos du souper arriver jusqu’à moi."  Julia comprenait la petite voisine d’en face, elle se disait qu’elle aussi pourrait boire pour tout oublier.  "Non, c’est pas mon truc, je ne veux pas perdre le contrôle".  Elle se souvenait vaguement des bêtises qu’elle avait commises alors qu’elle était un rien éméchée.  Les détails s’étaient envolés mais la honte était restée.  Elle repensa à Rachel et se demanda pourquoi elle l’avait lâchée.  Elle avait été sa seule amie.  "Plus de nouvelles, pas la moindre petite carte postale depuis ton coup de fil pour me dire que tu venais me voir!"  "J’ai attendu, attendu, tu n’es jamais venue, zaï zaï zaï zaï" chantonna-t-elle.  Elle avait bien reçu son petit mot accompagnant la photo d’une mignonne jeune fille: "comment trouves-tu ma fille?"  "Une jolie fille, vraiment, comment s’appelait-elle encore?"  Julia ne savait plus.  "Oh, tant pis, tu as trouvé ton bonheur, c’est bien, quand on est heureux on se soucie plus des autres, vrai?  T’as bien fait, j’étais rien de bon pour toi".  Julia se concentra sur son tricot mais elle n’y arrivait plus.  C'était un hôtel vraiment super, et quel service!  Un petit signe de la main et un garçon était près de moi.  J'étais un peu gênée mais il a trouvé tout naturel de me raccompagner à ma chambre.  "Y a la télé?"  "Bien sûr, madame, je vais vous conduire."  Il avait au passage saisi un fauteuil roulant où Julia s’assit lourdement.  Ses jambes enflées avaient pris une inquiétante coloration mauve.  D’autres vacanciers étaient également venus dans la véranda pour prendre un peu de repos afin de digérer l’excellente cuisine française qui leur avait été servie.  Elle les avait laissés à leur digestion.

Le lendemain matin, Julia se réveilla toute courbaturée dans son relax.  Elle fixait le petit écran mais ne voyait rien, les sons déformés s’insinuaient dans les lobes fatigués de son cerveau mais n’y formaient aucune phrase cohérente.  "Qui a allumé la télé?".  Se lever pour se rendre aux toilettes fut pénible.  Elle n’avait pas faim mais se força à manger une banane pour pouvoir prendre ses médicaments.  Sur la table de la salle manger, elle vit un cahier tout neuf ouvert à la première page sur laquelle était écrit au crayon "Mon pèlerinage".  Les autres pages qu’elle feuilleta fébrilement étaient vierges.

Dans l’armoire où elle rangeait sa laine et ses aiguilles, elle ne vit aucun tricot commencé ni d’ailleurs nulle part dans la pièce.  Elle resta debout, se tenant à la porte de l’armoire, de longues minutes, pensive…

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