Le grand-père
Il se tenait debout, un peu en arrière de la table dressée pour le goûter. Légèrement penché en avant, comme figé par l'attente, ses yeux sévères nous détaillaient de la tête aux pieds. Son regard approbateur avait enregistré le petit nœud blanc retenant nos cheveux en arrière, la robe chasuble à carreaux bleus sur le chemisier blanc avec ses fines dentelles au col et aux poignets, bien propret, les légers gants blancs, les chaussettes blanches toutes neuves dont il ne savait pas qu'elles faisaient des plis dans le creux des orteils et les chaussures noires vernies avec leur petite boucle dorée qui reflétaient la pâle lueur de l'unique ampoule allumée du lustre en cristal à six branches.
Maman nous poussait vers lui par de légers coups au creux de nos épaules et nous contournions la table sur laquelle nous essayions de deviner quel serait le menu cette fois afin de pouvoir annoncer si oui ou non nous avions faim malgré le rapide déjeuner avalé à la hâte avant de courir vers la gare pour ne pas rater le train.
Nous ne pouvions pas détacher les yeux des siens, si clairs et tout ridés derrière les fines lunettes posées sur le bout de son nez, tout en avançant à pas comptés, sûres d'avoir déjà commis quelque faute juste en pénétrant dans cet univers austère avec nos petites bouilles innocentes et rebondies de campagnardes.
Nous voyant avancer si timides, il avait esquissé une sorte de sourire et sa pomme d'Adam avait fait un subtil aller-retour vertical. Impressionnant…
Avec le recul, je me dis qu'il s'agissait là d'une émotion réprimée, après tout, il devait bien aimer un peu ses petites-filles. Je crois bien qu'il essayait de se montrer gentil et accueillant. Il se penchait vers nous, posant ses mains nerveuses sur le haut de nos bras et déposait un baiser sec sur notre front en disant "bonjour petite" de sa voix chevrotante. Le chatouillis de sa moustache grise nous donnait l'envie de nous frotter la peau avec vigueur, chose que cependant nous n'aurions jamais osé faire. Ensuite il demandait à maman si nous avions fait bonne route, mais il n'écoutait pas vraiment la réponse. Très vite, il nous invitait à nous installer à table et désignait à chacune la place qui lui était réservée. Cette table était toujours un régal pour les yeux: de la fine porcelaine, des couverts en argent posés sur des porte-couverts finement ciselés, une nappe immaculée et des serviettes en tissu roulées dans des anneaux en argent eux aussi, représentant en miniature une scène de chasse, tellement usés que nous ne distinguions pas les chiens des renards et où les pattes des chevaux se perdaient dans l'herbe à moitié effacée. Lui-même s'asseyait en bout de table, le dos tourné vers la fenêtre, puis il agitait une petite sonnette en cuivre annonçant ainsi à mademoiselle que nous étions prêts et qu'elle pouvait servir le chocolat chaud ou le lait suivant le cas. Sur chaque assiette il y avait deux sandwiches, l'un au fromage, l'autre au jambon. A l'époque, le sandwich était un luxe que l'on ne s'offrait qu'en de grandes occasions. Parfois, il y avait des variantes, comme le cramique à Noël, l'œuf en carton garni de petits œufs en chocolat à Pâques ou le morceau de tarte maison lors d'un anniversaire. Habituées à dévorer nos tartines à pleines dents, nous affrontions avec courage et résignation l'épreuve du couteau et de la fourchette, découpant de menus morceaux, comme maman nous avait appris à la faire, afin de savourer de façon très posée chaque miette du festin tout en nous laissant le temps de répondre aux questions plutôt banales qu'il nous posait sur notre vie de tous les jours. De temps à autres, il demandait à maman une précision sur une réponse qui lui semblait trop évasive. Je sais maintenant qu'il essayait de profiter au maximum de notre présence.
La plupart du temps, une fois le goûter terminé, nous repartions assez vite. Mademoiselle nous avait auparavant aidées à nous laver les mains et à nous rafraîchir le visage après nous avoir obligées à passer aux toilettes. Très discrète, une fois ces tâches accomplies, nous ne la revoyions plus jusqu'au moment de partir. En nous disant "au revoir" elle nous glissait parfois un bonbon dans le creux de la main et nous ne regrettions pas le baiser humide dont elle nous gratifiait de ses lèvres charnues.
Cette dernière fois cependant, il nous avait fait asseoir dans un grand fauteuil et avait appelé mademoiselle pour nous prendre en photo, toutes les deux assises sur ses genoux. Je me souviens encore de l'éclair de magnésium qui nous avait brûlé les yeux et que nous revoyions à chaque fois que nous serrions les paupières pendant tout le trajet du retour. Ensuite, il nous avait invitées à le suivre et il nous avait montré son bureau au rez-de-chaussée. Les murs étaient entièrement recouverts de tiroirs en bois de tailles différentes, portant des étiquettes avec des noms étranges. Bien plus tard j'appris qu'il était intermédiaire de commerce pour des pays lointains où il achetait des denrées alimentaires rares, telles que des épices, toutes sortes de cafés, du malte, des farines… qu'il revendait à des grossistes dans le pays, prélevant sa commission au passage. Tous ces tiroirs contenaient des échantillons de ces produits précieux ou alors ils étaient déjà vides car il me semble avoir entendu maman dire à l'époque que grand-père avait fait banqueroute, ce que je n'avais pas compris alors mais qui me semble aujourd'hui assez bien coller à la situation.
Il nous avait donc fait découvrir son antre où nos yeux émerveillés avaient admiré le vieux téléphone noir à cadran bordé de lignes dorées, le magnifique bureau sculpté à têtes de lions, le lustre coloré dont je sais maintenant qu'il était de style art-déco et la lampe en acier noir avec son abat-jour en verre rectangulaire de couleur verte qui n'a cessé de me hanter depuis et dont je cherche désespérément un exemplaire sur les brocantes. Sur une grande table au milieu de la pièce, il y avait de nombreuses cartes cirées de toutes les parties du monde sur lesquelles il nous avait montré les pays avec lesquels il avait été en affaires. Des pays où il n'avait jamais mis les pieds… a côté du téléphone dormait un télégraphe devenu inutile. Je me souviens d'une pile d'enveloppes jaunies et de papier à lettre recouvert de poussière, d'une plume d'oie fichée dans un encrier vide, d'une balance en cuivre et de ses poids bien rangés dans leur socle en chêne, d'une corbeille à papier renversée contre le mur et d'un calendrier d'une année passée où le temps s'était arrêté sur une dernière ligne rouge barrant un mercredi de je ne sais plus quel mois à présent.
Maman avait parlé, interrompant la vidéo de ma mémoire qui enregistrait tout. Elle avait rappelé qu'il était temps de partir pour ne pas rater le dernier tram. Mademoiselle était descendue pour tenir la porte d'entrée ouverte. Lui semblait plus détendu et cette fois son sourire nous apparut comme une éclaircie. Juste cette fois, lorsqu'il se pencha vers moi et me dit "au revoir petite", je lui mis mes deux bras autour du cou et lui rendis son baiser, muette de terreur tout de même devant ma propre audace et je sentis sur ma joue une petite goutte chaude couler vers mon menton… pourtant moi, je ne pleurais pas.
Grand-père nous a quittées peu de temps après, nous ne l'avons pas revu. Personne ne nous a plus parlé de lui. Nous n'avons même pas une photo de cet homme sans âge sans lequel nous ne serions pas et que nous n'avons pas eu le temps de connaître et d'apprécier. Enfin… si, il y a une photo unique, celle qui est gravée dans ma mémoire, celle que j'emporterai avec moi.
25/04/2011