Chapitre 10 - Allo maman bobo

Henri entendait souvent sa maman pleurer.  Alors qu’elle le croyait endormi, elle ne retenait plus ses larmes et marmonnait des paroles incompréhensibles.  Il n’aimait pas cette maison, cette famille qui la rendait malheureuse.  Il avait la nostalgie de ce petit coin de France où il avait vu le jour, où il avait grandi, où il avait été heureux.  Là-bas, ils n’avaient jamais manqué de rien, grâce à ceux qu’il avait considérés comme des grands-parents.  Henri se souvenait avoir accompagné son papy dans les champs, alors que la nuit tombait déjà, pour ramasser les pommes de terre ou les épis de blé et de maïs que les machines agricoles n’avaient pas pu emporter.  Ils étaient ensuite allés cacher le tout dans le fond du jardin, dans une sorte de grand trou consolidé avec de vieilles briques, sous une dalle en pierre surmontée d’un angelot blanc jouant de la flûte.  Parfois, son papy l’avait hissé dans les branches basses d’un arbre fruitier bordant une route et il avait ri de bon cœur en lui lançant les fruits charnus et odorants qu’il décrochait à la hâte, indifférent aux branches qui lui griffaient les bras.  Il y avait ainsi tout un tas de secrets qu’il avait partagés avec le vieil homme qu’il ne reverrait sans doute jamais plus.

Celui qu’il avait regardé travailler dans le jardin et dont il avait croisé plusieurs fois le regard fatigué au cours des repas familiaux devait être son grand-père, le vrai.  Assis à l'autre bout de la table, face à la grand-mère, il était le seul avec Henri à garder le visage levé pendant "la prière" et à ne pas avoir de "tissu" sur le crâne.  Henri n'avait jamais osé lui parler.  Il échangeait souvent des signes avec sa maman pour savoir ce qu'il devait faire, ce qui était autorisé.  Il donnait de légers coups de pied sur la jambe de sa maman afin qu'elle remplisse son assiette ou lui désigne discrètement quel couvert utiliser.  Par moments, il devait réprimer le fou-rire qui le gagnait et se forçait à ne plus regarder personne mais il avait remarqué que le grand-père qui s'en était aperçu avait plus d'une fois également dû réprimer le rire qui le gagnait.

Une fois Henri avait bien risqué quelques clins d'œil vers la petite fille blonde assise en face de lui mais il n'y avait eu en retour qu'un visage brusquement absorbé par le contenu de l'assiette placée devant lui.  Ainsi Henri avait pu détailler l'agencement compliqué des petites tresses toutes égales, rassemblées dans un léger nœud blanc à l'arrière de la tête.  "Heureusement que je ne suis pas une fille" avait-il pensé alors en sentant un chatouillis désagréable courir le long de son crâne.  Il se souvenait du regard désapprobateur de la grand-mère lorsqu'il s'était gratté le cuir chevelu.  Il avait croisé la petite fille par la suite, dans un couloir, et avait voulu l'arrêter en lui prenant le bras pour lui parler, mais elle s'était dégagée et s'était précipitée vers une porte à laquelle elle avait frappé en criant: "c'est moi mère!"  "Quelle drôle de façon de s'adresser à sa maman" s'était dit Henri.  La porte s'était entrouverte.  "Entrez chérie!"  Tout de même, Henri avait été rassuré d'entendre ce mot tendre, si rare dans l'horrible maison.  Par jeu, il était allé frapper à sa propre porte et avait claironné d'une voix fluette: "C'est moi mère!".  "Qu'est-ce que?" avait dit Julia en ouvrant.  "Vous allez bien mère?" avait-il alors pouffé en entrant, hilare.

Ils avaient ri aux larmes tous les deux après qu'Henri ait expliqué le pourquoi de sa petite farce.  "Oui, il y a eu des moments heureux" soupira Henri.

Puis un jour, une violente discussion avait éclaté entre Julia et sa maman.  Henri en avait saisi quelques bribes et compris que sa maman essayait de plaider en sa faveur.  L'aïeule avait été intraitable: "il est mal élevé, c'est la honte de notre famille, trois semaines, c'est plus que je n'en puis supporter!"  Personne ne s’était risqué à lui venir en aide, tous bien au chaud dans leur petit coin et dans leur égoïsme.  Dès le lendemain, ils avaient littéralement été chassés de la demeure familiale.  Henri n’en avait montré aucun chagrin.  La porte s'était refermée derrière eux dans un claquement sonore.  Il avait serré bien fort la main de sa maman dans sa petite menotte et lui avait souri.  En ramassant son sac jeté dans l'allée, il s'était retourné et avait vu derrière la fenêtre de l'étage dont un coin de rideau était soulevé, un petite visage triste et gris, fermé, entouré d'une auréole blonde et une phrase lui avait traversé l'esprit: "cette fois, ce ne sont pas les rats qui quittent le navire …".

Ils s'étaient mis en marche vers leur destin.  Par chance, un vieux fermier était passé avec une remorque de foin accrochée à son tracteur pétaradant et les avait emmenés.  Le foin piquait aux fesses et il leur avait fallu se tenir fermement pour ne pas glisser lorsque le véhicule sautait dans une ornière.  A plusieurs reprises ils s'étaient regardés, partagés entre le rire et les larmes, ils se comprenaient si bien. 

A la gare ils étaient parvenus à se glisser dans un wagon de marchandises, au hasard, indifférents à leur destination.  Henri revoyait la ville où ils avaient débarqué.  La vie n’y avait pas encore retrouvé un rythme normal.  Les soldats alliés étaient toujours présents pour protéger la population et repérant les ennemis qui éventuellement seraient restés en arrière.  L'atmosphère y était encore lourde des combats, des trahisons, des exécutions et de la méfiance.

Silhouettes anonymes, Julia et Henri avaient parcouru les rues sans but précis.  Prenant son courage à deux mains, Julia s’était risquée à demander à une jeune femme serrant un bébé dans ses bras et qui s’apprêtait à traverser la chaussée, où elle pourrait bien trouver à se loger avec son fils.  Celle-ci lui avait indiqué gentiment la direction de la maison communale et lui avait souhaité une bonne journée.  Peu habituée à tant d’amabilité, Julia avait eu quelque peine à prononcer les mots de gratitude qui lui venaient aux lèvres.  La jeune maman avait posé en souriant la main sur le bras de Julia, accompagnant son geste d’une légère pression pour lui faire comprendre qu’elle avait compris son merci, "bonne chance" avait-elle dit, puis elle s’était éloignée sans plus attendre vers ce que Julia avait imaginé être un foyer chaud et accueillant.

 

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