Destin

 

Suspendue entre ciel et terre, soudain, je me vis naître.  Autour de moi, mes sœurs plongeaient agréablement au gré de la force du vent.  Nous nous sentions légères et éternelles, douées d'une force incomparable et salvatrice.  Je vis des inconscientes s'unir pour être plus fortes et d'autres aller seules vers leur destin.  Moi, je prenais mon temps, glissant d'un pan de vent à l'autre, prenant un autre chemin.  Quel était mon but?  Combien de temps pourrais-je tenir ainsi indécise?  J'entendis des bribes de conversation entre de plus expérimentées qui avaient jadis suivi la même route et avaient pu renaître et recommencer plusieurs fois le même voyage.  Magie de la nature à la puissance démesurée!  "J'ai eu la chance de trouver une rivière …"; "la terre était meuble et assoiffée, je n'ai pas eu trop de mal pour remonter …"; "moi, je me suis déposée sur une feuille, j'ai pris mon temps avant de continuer …".  Je décidai d'être prudente, de contrôler ma chute.

En dessous de moi, je vis scintiller des rubans rouges et blancs de lumière.  Ils m'attiraient vers mon heure dernière mais je ne le savais pas encore.  Dans mon désir de bien faire, je ne compris pas que je n'avais pas le choix.  Une brusque rafale me précipita plus vite vers ce flot constant et je vis de plus près les bolides hurlants.  Je vis mes semblables s'écraser sur le bitume, d'autres éclater au contact métallique des carrosseries. 

 

Des milliers d'entre nous étaient balayées sans remord par les essuies glaces.  Mon cri de douleur au moment où je m'écrasai sur le haut de la vitre fut noyé dans le vacarme des moteurs et des échappements.

J'avais heureusement atterri en dehors du trajet des balais meurtriers.  Je vis les yeux bleus d'un petit garçon me contempler avec ravissement.  Il devait me trouver belle, unique, et je tentai de résister, pour lui, de ne pas m'éparpiller.  Je me sentis m'étirer, m'allonger vers le bas.  Me voyant si vaillante, quelques unes de mes sœurs s'accrochèrent à moi.  Héroïque et fière de tant de confiance, j'essayai de descendre dignement, obligée parfois de me lover dans les traces des sœurs qui nous avaient précédées, virant à droite, à gauche, au gré du souffle balayant la surface transparente, puis descendant brusquement plus rapidement dans un sillon tracé vers le néant.

 

Alourdie, je sentis que je lâchais prise.  Ensemble nous glissâmes en une coulée lamentable, suivies du regard par le gamin curieux qui tenta de nous arrêter du bout du doigt à travers le pare-brise.  Son doigt nous suivit jusqu'au caoutchouc noir qui scellait celui-ci, puis je ne le vis plus.  Il fit soudain très chaud, le bruit se fit plus intense.  Nous nous séparâmes à nouveau, chacune plongeant vers un destin différent.  Je me sentis éclater au contact du métal brûlant en une infinité de petites particules vivantes et, lentement, je me sentis remonter, libérée, vers le ciel en colère qui me ferait renaître.

 

Les yeux bleus ne me regardaient plus, ils sautaient rapidement d'un coin à l'autre de la vitre, me cherchant peut-être.  Puis, ils me fixèrent intensément, il avait su me reconnaître et je priai le vent de me conduire vers lui, définitivement.

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