Epilogue

 

A dater de ce jour où elle avait vraiment eu peur pour sa vie, Julia, toujours désireuse de ne pas oublier ce qu'elle fut, décida d'apprécier la personne qu'elle était devenue.

Elle mit tout d'abord de l'ordre dans ses carnets.  Bien sûr elle ne les retrouva pas tous, il en manquait un ou deux.  Ensuite elle les relut patiemment, un à un, ajoutant quelques notes de ci de là.

Elle relut avec émotion les plus beaux moments comme les plus douloureux.

Sa rencontre avec José, la construction de leur maison, la naissance de Roxanne et de Marie, le mariage de celle-ci et la venue au monde de la petite Pauline.  Julia ne se souvenait pas d'avoir écrit tout cela.  Elle revécut avec tristesse la poignante cérémonie funèbre du petit bout de chou et le désespoir de sa cadette.  Pour quelques événements, elle avait enjolivé l'histoire, pour d'autres elle avait juste écrit des mots, en style télégraphique, séparés par le mot STOP en lettres majuscules, comme les télégrammes des années quarante, ce qui la fit sourire.

Un des carnets lui remit en mémoire le somptueux mariage de Dana dans un immense château entouré d'un parc magnifique où elle ne s'était pas vraiment sentie à l'aise.  Elle revoyait le buffet surchargé de nourriture et se souvenait avoir pensé à ce moment-là aux années de disette qu'elle avait connues.

Elle redécouvrit avec bonheur les descriptions émerveillées des petites excursions du dimanche qu'elle avait faites avec José et dont elle avait perdu le souvenir jusque là.  "De temps à autres, on emmenait les filles, alors on prenait des photos, cela j'en suis sûre!" 

Cependant, elle ne les retrouva pas, alors qu'elle croyait les avoir mises dans sa boîte à photos à l'époque.

Un des carnets, à moitié rempli, "ou à moitié vide" pensa Julia en le découvrant, lui parla de sa mère et de sa famille qui l'avait abandonnée.  Quelques photos jaunies, quelques phrases ressemblant plus à des exutoires rageurs qu'à des souvenirs d'enfance, jetées sur le papier juste pour se vider la tête.

La description de son mariage avec José lui fit revivre longuement ces moments de bonheur intense, elle relut plusieurs fois sa version édulcorée de la noce et de la nuit qui suivit.  En regardant la photo coincée entre les feuillets, elle pensa "comme il était beau mon José… et moi… je n'étais pas si laide après tout…"

Dans un des carnets sans numéro ni date, elle avait juste écrit une demi-page: je vais essayer ici de raconter comment j'ai vécu la guerre avant que la mémoire me fasse défaut…"

D'une écriture très étroite suivait alors une description détaillée de son exode, de la naissance d'Henri et de son retour au pays.

Le dernier, le carnet à spirales, ne quitta plus la petite table à roulettes à côté de son fauteuil.  A ses petits-enfants, à ses arrières petits-enfants et à tous ceux qui voulaient bien l'écouter, elle lisait à haute voix les tranches de bonheur qui avaient construit sa vie.  Yalcin qui voulait devenir historien l'écoutait toujours avec ferveur.  Julia lui promit à sa demande que tous ses carnets seraient un jour à lui.  Il regardait à chaque fois, ravi et étonné cette vieille dame à laquelle il devait d'être sur terre, se jurant qu'un jour il écrirait son histoire.

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Commentaires

  • Hélène KALNAK

    1 Hélène KALNAK Le 25/09/2021

    Très beau, émouvant, plein de tendresse!!!!

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