Rentré chez lui, Henri s’était engouffré dans sa chambre. Énervé, il avait bu quelques verres pour s’assommer et essayer de trouver le sommeil. "Tu ne m'as jamais aimé. Tu n'étais jamais là. J'ai toujours dû me débrouiller tout seul! Tu étais … méchante!" Il lui avait lancé le mot à la figure, comme on crache un morceau de gras qu'on ne veut pas avaler et qui donne la nausée. Comment avait-il pu lui dire cela? Maintenant il regrettait sa colère. Il savait bien qu'elle avait eu sa part de malheurs, que la vie l'avait souvent malmenée. "Maman" murmura-t-il "c'est un mot si doux!" Depuis quand ne l'avait-il plus prononcé en s'adressant à elle?
"C'est là maman?" avait-il demandé d'une toute petite voix. "Oui voilà" lui avait dit Julia, "tu vas rencontrer ta grand-mère, ma maman à moi". Le ton sur lequel elle avait dit ce mot avait embaumé le cœur du petit garçon tant il était chargé de promesses. Ils avaient attendu de longues minutes à la grille, puis enfin, ils avaient vu s'ouvrir la porte d'entrée et la grille s'était ouverte toute seule. Henri se souvenait d’une silhouette austère, raide, toute vêtue de noir, coiffée d’un chignon serré se dirigeant vers eux Elle n’avait pas eu l’air trop heureux de les voir là. Henri avait même eu l’impression qu’elle avait eu un mouvement de recul en le regardant. Un rictus qui se voulait un sourire avait laissé échapper: "Ah, te voilà!". Elle les avait fait entrer, avait fait signe de la suivre, sans une parole en trop, elle leur avait attribué une chambre et intimé de se laver, de se vêtir décemment (son regard avait glissé alors, méprisant, de bas en haut sur leurs vêtements fripés), et de se présenter à 18 heures pour le dîner.
Malgré toutes les personnes que le petit garçon avait devinées derrière les portes, la maison était froide et silencieuse. Par la fenêtre de la chambre, il avait découvert un grand jardin mal entretenu, dont la pelouse était en grande partie recouverte de vieilles ferrailles et qui jurait avec le poulailler carré et propre juste à côté. Quelques poules et un coq, tous plutôt maigres, grattaient rageusement le sol de leurs griffes pour attirer quelques vers ou picoraient sans relâche un tas de fumier.
Aucun bruit ne venait de l’étable dont il voyait la porte battre légèrement au gré du vent. Un peu plus loin, dans ce qui avait dû être un champ, deux tracteurs abandonnés se laissaient envahir par le liseron et les herbes folles. Une chèvre, gambadait en rond, heureuse au bout de sa corde attachée à un gros piquet en métal, elle s’était arrêtée comme si elle avait deviné la présence de l’enfant, avait cherché du regard dans sa direction et poussé un léger bêlement comme pour l'inviter à la rejoindre. "Regarde maman!" Julia s'était approchée, elle avait pris tendrement son fils dans ses bras. "Pourquoi elle est attachée maman?" "Comme ça, elle ne peut pas s'enfuir, rien ne peut lui arriver" avait-elle répondu pensive. A droite du poulailler Henri avait vu un homme penché sur ce qui devait être un petit potager, son vieux chapeau en feutre enfoncé sur les oreilles, il arrachait de la verdure qu’il entassait dans un vieux seau rouillé.
En se penchant un peu, retenu par les mains nerveuses de Julia, Henri avait pu distinguer le chemin dallé qui bordait la maison. Le long du mur étaient disposés des objets en bois dont il ne connaissait pas le nom et qui lui faisaient penser tout de même à des outils de fermier. De jolis pots en terre cuite ou en bois, il ne savait pas très bien, certains étant recouverts d’une peinture écaillée par endroits, placés en cercle autour d’un arbuste qui avait connu de meilleurs jours, avaient sûrement un jour été pourvus de plantes fleuries, dont il ne restait que de maigres tiges noircies auxquelles s’accrochaient encore quelques feuilles brunâtres et flétries. A droite de l'étable se dressait une gloriette blanche, qu’un lierre volontaire d'un vert velouté et profond envahissait à plaisir, abritant une table et deux chaises, aux formes arrondies dont Henri s'était dit qu’elles devaient être en fer et faire mal aux fesses. Un livre oublié se laissait feuilleter par le vent et un gobelet jaune allait et venait sans bruit sur le sol, entre les pieds de la chaise de droite, en décrivant des demi-cercles inégaux qui l’emmèneraient bientôt en haut des deux petites marches sur lesquelles il se laisserait glisser pour finir sa route dans l’herbe haute qui semblait l’attirer à elle. Un petit sentier en gravier gris passait devant la gloriette venant d’un endroit qu’Henri ne voyait pas, il avait eu un peu peur de se pencher plus, pour se terminer probablement au milieu d'un bosquet qu’Henri distinguait sur la droite. Le long du chemin, Henri avait vu trois petites croix brunes qu’il s'était promis d’aller examiner de plus près.
Le regard de Julia avait suivi celui de son fils. Des images oubliées, attachées à chaque parcelle de ce jardin, avaient défilé dans sa tête. Une larme légère avait lentement surgi et était venue mourir sur le haut de ses lèvres où elle l'avait délicatement recueillie du bout de la langue. Henri s'était retourné et l'avait serrée dans ses bras, plaquant un baiser sonore sur le bout de son nez.
Des bruits de casseroles étaient montés du rez-de-chaussée, la maison avait commencé à s’animer. A l’heure dite, Julia avait emmené Henri vers la salle à manger. La table était garnie de casseroles en cuivre, les couvercles légèrement soulevés laissaient s’échapper des vapeurs odorantes. Les yeux d’Henri avaient discrètement fait le tour de la table.
Ils étaient tous là, tous les rescapés de la famille, de retour au bercail, réunis comme il se doit malgré les mésententes, les divergences d’opinion, parce qu’ils avaient été élevés comme ça. Personne n’avait parlé à personne, aucun échange. Julia avait installé Henri sur une des deux chaises encore vides et s’était assise à côté de lui. Il avait voulu saisir ses couverts mais Julia avait arrêté son geste en posant sa main à plat sur la sienne. "Attends!" avait-t-elle soufflé. Il avait vu tous les visages se pencher sur les assiettes vides, d'un même élan et se souvenait avoir porté la main à son crâne en découvrant le petit rond en tissu ornant celui des hommes attablés.
Julia lui avait lancé un regard insistant tout en exerçant une légère pression de la main toujours posée sur la sienne et Henri avait retenu la question qui lui brûlait les lèvres.
La grand-mère avait fait une sorte de prière à laquelle Henri n'avait rien compris et avait ensuite probablement dit quelque chose du style "ça y est, vous pouvez manger". Le cliquetis des couverts dans les plats et les assiettes avait envahi la pièce. Henri avait le souvenir d’un repas glacial, très éloigné de ce qu’il avait imaginé, dont l’ambiance était si hostile qu’elle avait gâché les saveurs délicieuses des mets préparés à l’ancienne qui s’étaient succédés selon la tradition et auxquels il avait à peine goûté. Il s'était discrètement amusé à essayer de mettre un prénom sur chacun des visages penchés et leur avait attribué quelques épithètes pas toujours très gentils pensait-il à présent.
Par la suite, il les avait tous effacés de sa mémoire.