Chapitre 25 - Les roses blanches

 

Le fracas de la porte défoncée par les policiers tira Julia de sa torpeur.  Soudain, elle vit penchés sur elle des visages anxieux.  Elle comprit aux mouvements de leurs lèvres qu'ils lui parlaient ou alors, est-ce qu'ils chantaient?  Un hymne funèbre peut-être?  Une voix autoritaire se fit entendre: "Mais bon dieu, laissez-la respirer, voyons!"  Henri écartait les épaules carrées des hommes de loi, celles menues de l'infirmière et tira de côté Roxanne en lui empoignant le coude sans ménagements.  "Aie, Henri… lâche-moi!"  Julia ouvrit de grands yeux étonnés: "Où suis-je?" dit-elle d'une toute petite voix.  Longtemps elle avait rêvé de pouvoir prononcer cette réplique sur scène, du temps où elle pensait devenir actrice, et là, elle savoura l'impression faite sur les visages inquiets qu'elle commençait à mieux distinguer.  "Qu'est-ce qu'il y a?"  Et elle en profita pour ajouter en sachant que cela créerait une certaine émotion: "Je suis morte?  Je suis au paradis?"  Henri reconnut d'emblée le côté enfantin de sa maman qui refaisait surface et fut donc le seul à ne pas s'émouvoir.  Les autres s'écartèrent, une larme au coin de l'œil.  "Et bien, tu nous as fait peur, mam" dit Roxanne d'une voix chargée de sanglots retenus.  Henri installa Julia dans son fauteuil après l'avoir soulevé avec l'aide des policiers.  "La police! C'est la police?" s'effraya-t-elle.  "Qu'est-ce qu'y s'est passé?"  "C'est rien ma bonne dame, vos enfants vous expliqueront ça!  Nous on y va, on a encore pas mal de cas à voir ce soir" et s'adressant à Henri: "on vous contactera pour le rapport, ça ne presse pas".

Julia récupérait peu à peu ses esprits.  "J'ai soif" dit-elle.  "Qu'est-ce que tu veux?"  C'était Roxanne, toujours prête à se rendre utile.  "Couleur café… que j'aime ta couleur, café!" chanta Julia en lui jetant une œillade complice.  "Ok, je t'apporte ça!"  Roxanne fila vers la cuisine.  "Alors, c'est donc ici…" Julia sursauta à cette voix féminine qu'elle ne connaissait pas.  "Qui est là?"  Maman, je te présenta Yolande" dit Henri en poussant son amie vers sa mère pour qu'elle lui dise bonjour.  "Yolande?"  Ce prénom lui était familier.  Elle leva la tête et serra la main que se tendait vers elle.  "Oh, quelle jolie bague!" dit Julia qui sentit dans sa tête comme un tiroir qui s'ouvrait lentement.  "Alors, comment tu as fait ton compte pour tomber cette fois?" questionna Roxanne en revenant avec un plateau chargé de tasses fumantes, d'un sucrier et d'un petit pot à lait en porcelaine blanche bordée d'or.  Et Julia toute heureuse de l'attention qui lui était accordée, de raconter en détail l'histoire de la pelote de laine, des clous qui lui avaient écorché les genoux…  l'infirmière qui était restée en retrait prête à partir, s'approcha.  "Vous permettez que je voie ça?"  Elle se mit en devoir de soigner les écorchures  "Rien de bien grave" dit-elle.  Elle prit la tension et la température de Julia, griffonna quelques notes sur un feuillet qu'elle tendit à Henri.  "Voilà pour le médecin traitant!" dit-elle.  Elle dut répéter la phrase un rien plus fort pour que celui-ci détache enfin son regard des lattes déposées sur la table du salon.  Peu à peu la mémoire lui revenait.  Tout était clair.  "Merci" dit-il en prenant le papier "au revoir mademoiselle, merci d'être venue à une heure aussi tardive".  Il referma comme il put la porte d'entrée derrière elle.  "Yolande… Yolande… j'ai connu quelqu'un avec ce prénom là… ce n'est pas courant…"  Le regard de Julia se porta inconsciemment sur le carnet à spirales.  "Tu sais Henri, y a quelque chose sous le parquet, tu devrais  voir ça quand tu vas le changer.  Tu vas bientôt me le changer hein?"  Elle se tourna vers Yolande qui fixait le petit morceau de tissu rouge prisonnier du ciment: "Parlez-moi un peu de vous petite sirène…"  Yolande ne s'était plus entendu appeler "petite sirène" depuis longtemps.  C'était sa maman qui la surnommait ainsi.  Ce fut plus fort qu'elle: "je suis la fille de Rachel!" éructa-t-elle, et elle planta ses yeux tristes et en colère dans ceux d'Henri.  "…de Rachel!" répéta-t-il surpris.  "Oui, et je voudrais bien savoir…"  Henri se laissa tomber dans le divan qui gémit sous l'impact.  Ce même divan où il avait retrouvé le petit bracelet en or dissimulé depuis dans le fond du coffret à bijoux en bois de sa maman.  Yolande se leva "je m'en vais, je n'ai plus rien à faire avec toi…"  La pâleur d'Henri était pour elle un aveu trop lourd à supporter.  "Attends, attends" murmura Henri, "je vais tout te raconter, attends!"  "J'attendrai… le jour et la nuit…"  Julia chantonnait les yeux perdus dans le vague.  Yolande se retourna "est-ce que ce sera la vérité, tu ne me cacheras rien?"  Henri se mit à raconter la visite de Rachel.  "C'était pendant ton voyage en Corse, maman" précisa-t-il en se tournant vers elle.  Mais Julia n'écoutait plus, elle s'était gentiment assoupie et ronflait légèrement.  Roxanne la couvrit doucement d'un plaid et invita d'un geste son frère et Yolande à la suivre dans la cuisine dont elle referma la porte sans bruit.  Au passage elle avait saisi le plateau avec les tasses et resservit à chacun un peu de ce breuvage brûlant qui leur permettrait de rester éveillés.  "Bien, j'écoute" fit Yolande.  Henri continua son récit.  Volontairement il passa sous silence le moment où Rachel avait quelque peu oublié leur différence d'âge.  "On s'est un peu disputés, elle ne voulait pas croire que maman était en voyage… elle avait apporté un cadeau, un robe rouge… et aussi un bouquet de roses blanches… on a un peu trop bu… je ne sais plus pourquoi mais je crois bien que je l'ai frappée… elle est tombée".  "Si j'suis tombé par terre c'est la faute à Voltaire…"  Ils se tournèrent tous les trois vers la porte ouverte par Julia qui s'était réveillée.  Elle chantonnait à nouveau.  Julia prit place à côté de sa fille et retomba aussitôt dans les bras de Morphée.  Après un instant d'hésitation, sous le regard insistant de Yolande, Henri continua.  "Ensuite, je l'ai aidée à remonter en voiture, je l'ai laissée partir alors qu'elle était encore un peu commotionnée et sûrement légèrement ivre.  Je n'aurais pas dû, je le regrette maintenant…  Tu te souviens Roxanne?"  Sa sœur somnolait aussi à présent, la tête posée sur l'épaule de sa maman, une mèche de ses longs cheveux menaçait de glisser dans sa tasse de café qu'elle n'avait même pas entamée.  Henri souleva délicatement les cheveux de sa sœur et les rejeta par-dessus son épaule.  "Oui, et alors quoi?" cria Yolande.  "Calme-toi, chérie!" dit Henri s'étonnant lui-même du choix de ce mot.  Il se leva, alla dans le living, ouvrit prestement le petit secrétaire, sortit le coffret à bijoux et trouva très vite le petit bracelet en or.  "Elle a perdu ça ici… c'est à toi, prends-le!"  dit-il en le tendant à son amie.  "Tu crois que ça arrange tout?  Je n'ai plus revu ma maman depuis ce jour-là.  Où est-elle hein?  Sous le parquet?"  Henri rougit sans raison.  Ainsi ce qu'il avait imaginé aurait pu être possible, ce qui le faisait vivre dans la terreur de se souvenir avait aussi été supposé par d'autres.  "Mais non, voyons, tu dis n'importe quoi!  Il y a eu cette collision en chaîne sur l'autoroute cette nuit-là… des dizaines de voitures ont brûlé… des tas de personnes n'ont jamais pu être identifiées… elle était sûrement du nombre… du-moins c'est ce que je suppose aujourd'hui".  Yolande se recroquevilla et pleura à chaudes larmes.  "Quand mon grand-père a signalé sa disparition, ils sont venus lui demander d'aller reconnaître le corps mais il n'a pas voulu, c'était trop dur, il a préféré le doute… je lui en veux terriblement pour ça… toutes ces années de souffrances…"  Elle avait parlé d'une voix éteinte chargée de larmes retenues.  Elle continua sur un ton qui dénotait une sorte de soulagement intérieur "j'ai toujours cru que tu l'avais tuée, je ne sais pas pourquoi, et lorsque le hasard a voulu que nous nous rencontrions, j'ai décidé de me venger… à ma façon… Pourras-tu me pardonner?"  "Non tu ne sauras jamais si je t'aime ou si je te hais…" chantonna Julia.  Sur le coup Henri et Yolande éclatèrent de rire, nerveusement, d'un rire salutaire qui dérida l'atmosphère.  Quelques phrases de la chanson résonnèrent encore dans la cuisine par ailleurs silencieuse.  "Je vais enfin pouvoir lui dire adieu" soupira Yolande.  "Comment te dire adieu…." Chantonna Julia.  "Elle est terrible ta mère, elle en a beaucoup en stock comme ça?"  "Pour chaque occasion, oui" répondit Henri.  Il prit les mains de Yolande dans les siennes: "Nous avons tous les deux beaucoup à nous raconter et à nous faire pardonner" murmura-t-il.

Henri se tourna vers Julia "je t'aime tant maman, c'est promis, demain je m'occupe de ton parquet et je jetterai cette robe rouge que j'y ai caché".  "Mais non, idiot, demain c'est dimanche… et tu viendras voir maman… avec des roses blanches… comme je les aime tant…"  Julia continuait à chanter tout doucement.  Henri prit Yolande par le bras.  "Roxanne! On s'en va!"  Julia mit un doigt sur sa bouche en souriant pour le faire taire.  "Chut! Tu vas réveiller ta petite sœur, laisse-la dormir un peu!  Allez, va mon Henri, partez tous les deux! A demain mon chou!  La vie est belle…n'oublie pas de la gâter!"

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