Chapitre 23 - Le carnet à spirales

 

Julia n’en revenait pas, elle considérait les pages blanches sans comprendre.  "Ce n’est pas possible ça!"  Elle alla dans son garage et se fraya un passage vers l’étagère du fond où s’entassaient une pile de vieux carnets, de cahiers jaunis et d’agendas tout cornés.

Elle avisa un carnet dont les spirales étaient rouillées et le prit sans hésiter.  Elle regagna sa cuisine en traînant la jambe qui la faisait souffrir.  Après avoir mordu dans sa tartine à la confiture de fraises (de la confiture maison que sa petite lui avait apportée), elle souleva la couverture avec précautions et poussa un soupir de satisfaction.  "Ah! pas folle tout de même, y’en a encore là dedans!" et se disant elle se frappa le front à plusieurs reprises.

Julia engloutit un peu trop vite le reste de sa tartine.  Un hoquet douloureux et bruyant lui rappela qu’elle devait se ménager.  Elle but quelques gorgées de son café au lait déjà presque froid et attendit quelques secondes que son œsophage se calme.

Enfin, elle commença sa lecture.  "Flûte! Je suis un trop loin!  Tant pis, j’irai voir pour l’autre après".

Le reste du voyage s’est plutôt bien passé avait écrit Julia, il ne m’a rien apporté de plus.  La plupart du temps, je suis restée dans le car, trop fatiguée pour marcher.  Le chauffeur m’a apporté à boire, il était très sympa.  Finalement, ça embêtait tout le monde de devoir me soutenir tout le temps, alors je ne me déplaçais que quand c’était indispensable.  Heureusement, ce n’était que cinq jours! 

Julia referma le carnet portant le numéro onze avec un soupir.  "Je n’ai écrit que ça!"  Elle alla le replacer avec les autres et chercha le numéro dix.

Ces vieux agendas récupérés au fil des ans, ces vieux cahiers d’école de ses enfants dont elle avait arraché les pages utilisées et les petits carnets qui ne leur avaient pas servi, lui avaient permis de noter de son écriture ronde et régulière tout un tas de "lambeaux de sa vie" comme elle avait pompeusement baptisé le tout premier, dont elle avait pensé qu’elle aurait aimé à se souvenir plus tard.

"Plus tard, c’est maintenant …" se dit Julia.  "Ca sert à quoi tout ça? Toutes ces photos, ces dias, ces lettres, ces cartes de vœux, tout ça ira à la poubelle quand je serai plus là!"

Elle empoigna l’agenda numéro un.  Un éclair lui barra le front, elle dû se retenir à l’étagère qui vacilla.  Fermant les yeux quelques instants, elle murmura "pas maintenant, s’il vous plaît …"  Julia resta debout appuyée contre l’étagère et ouvrit l’agenda.  Elle constata que l’encre avait pâli, bientôt le tout serait illisible.  "J’ai commencé ça quand?"  Elle n’avait pas inscrit de date.  "Quelle sotte je fais!"

Elle parcourut les pages en cherchant une indication quelconque qui lui permettrait de situer les écrits dans le temps et s’arrêta sur un passage où elle avait écrit "Rachel" dans la marge.  Le prénom était souligné deux fois.  Juste à côté, elle avait noté en rouge: "Pourquoi" suivi d’un grand point d’interrogation.

Elle se revit accoudée à un comptoir avec son amie, riant très fort pour attirer les regards.  Elle revoyait Rachel suivre cet homme en gabardine brune, se retournant pour lui adresser un regard complice au moment de franchir la porte sur laquelle une plaque en cuivre indiquait "privé", et elle se revit elle-même franchir cette porte et la franchir encore, et encore, et encore.

"C’était une question de survie" se défendit-elle pour un interlocuteur absent.  Elle se secoua et jeta avec rage le numéro un sur l’étagère.

D'un grand geste furieux de la main gauche elle balaya tous les carnets qui se dispersèrent sur le sol.  Sur les dessus un carnet à spirales attira son regard.  "J'ai noté dans mon carnet à spirales, mon bonheur en lettres capitales…".  Elle le ramassa avec un soupir de soulagement.  Sur la couverture elle avait collé un cœur rouge découpé dans une publicité pour ... elle ne savait plus, et un billet de ferry illustrant le voyage en Corse.  Sur la première page pâlissait la photo d'un bel homme aux cheveux bruns.  "José, mon José" murmura-t-elle en la caressant doucement du bout des doigts.  Julia ne sentait plus la douleur qui lui vrillait les jambes quelques instants auparavant, elle était sur un nuage dans le ciel méditerranéen.  Elle revoyait les paysages magnifiques et sauvages de ce pays enchanteur où ils avaient passé les plus beaux jours de leur vie.  "Une lune de miel à l'envers" ironisa-t-elle pour elle-même "puisque mon José s'est éteint la semaine suivante…"

La description même du voyage offrait peu d'intérêt, ce qui était essentiel pour Julia, c'était de raviver ces moments bénis, juste récompense pour une vie de souffrance et de sacrifices.  "J'ai pas eu droit longtemps à ce bonheur-là… bon c'est un peu grâce à toi mon Henri puisque t'as bien voulu garder la maison…"

Julia glissa le carnet dans la poche de son peignoir.  "Celui-là, y me quitte plus" dit-elle en jetant un regard hostile autour d'elle.  Elle courba les épaules et plia les genoux pour pouvoir se remettre en marche vers le salon.  "Ouille, j'ai plein de fourmis dans les jambes, malheur, ça fait maux!"  En glissant un pied après l'autre, elle s'accrocha à tout ce qu'elle put et très lentement elle arriva enfin à destination.  "Je devrais peut-être quand même garder la canne à portée de main" pensa-t-elle.  Tiraillée par la faim Julia constata avec humeur qu'elle ne s'était rien préparé.  La petite table était vide.  Roxanne avait fait la vaisselle et avait oublié de remettre en place son couteau, sa tasse et sa planche à pain.  "Tant pis" décida Julia "ça me fera pas de mal de jeûner un peu".  Elle actionna le mécanisme de son fauteuil pour soulager ses jambes douloureuses et se mit à feuilleter son précieux carnet.  Elle voyait les images au fur et à mesure de sa lecture comme autant de photos bien nettes stockées dans sa mémoire, tous les visages, les rues, les monuments, elle entendait dans sa tête les paroles échangées, les chants typiques de la soirée-spectacle à laquelle ils avaient assisté.  "C'est fou ça, alors que parfois j’oublie ce qu'on vient juste de me dire et que je ne sais plus où je mets mes affaires!"  Son ravissement allait grandissant jusqu'à l'avant-dernière page marquée d'un ruban noir.  "Ah! J'avais fait ça?" s'étonna-t-elle.  Julia relut les dernières pages couvertes d'une écriture tremblée qu'elle avait peine à déchiffrer: le dernier jour, les funérailles, son retour, seule, dans la grande maison… et elle pleura à gros sanglots, sans retenue.

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