Chapitre 21 - Vieille canaille

 

Henri attendait ses visiteurs en salle de réunion.  Il prépara les dossiers et relut rapidement les points mis à l'ordre du jour.  Il tomba en arrêt sur la carte de France où des croix marquaient les villes à cibler pour la prochaine campagne.  Ce qui le fascinait, c'était la carte de Corse, agrandie pour les besoins de la présentation et tout lui revint d'un coup.  Maintenant il se disait qu'il n’aurait jamais dû accepter de garder la maison pendant le voyage que sa mère avait voulu faire avec son époux auquel les médecins n’avaient plus donné que quelques mois à vivre.  Cette semaine avait été un enfer.  Henri ne supportait pas la grande maison vide, le silence des pièces où plus personne n’entrait ni ne vivait et où le tic tac de la pendule rythmait les minutes de plus en plus lourdement.  Toutes ces armoires remplies de choses qui ne servaient à rien, ces étagères chargées de livres que personne ne lisait, tous ces cadres, ces photos, ces bibelots qui ramassaient la poussière et n’intéressaient plus personne, tout cela le déprimait.

Il se souvint avoir sursauté lorsque la sonnette avait fait entendre son ding dong agressif.  Lorsqu’il eut ouvert la porte, il était resté quelques instants immobile, muet d’étonnement et de doute, cherchant dans sa mémoire d’où venait la petite lumière que la visiteuse y avait allumée.  "B’hein, tu dois être Henri toi!" avait  clamé celle-ci.  Il avait reconnut la voix sans hésiter.  "Je peux entrer? Julia t’es là?"  "Maman est en voyage" avait-il dit  d’une voix de petit garçon pris en faute malgré ses 25 ans bien sonnés, "mais entrez, je vous en prie".  "Ouf, j’ai fait un long trajet tu sais, j’ai pas trouvé de suite.  Ta mère est pas là donc?"  Comme par le passé, Henri sentit la haine monter en lui contre cette femme qui avait perverti sa maman chérie.  Elle avait continué à pérorer tout en passant un doigt inquisiteur sur les meubles, soulevant les bibelots pour les examiner d’un œil avide, ouvrant une armoire ou un tiroir pour en détailler le contenu.  "Ma pauvre Julia" avait-elle murmuré, "toujours aussi mauvais goût, elle a pas su y faire, je vois".

Henri revoyait très nettement Rachel, elle avait la quarantaine resplendissante, habillée avec recherche d’une superbe robe rouge, le maquillage un peu trop chargé cependant et une chevelure rousse flamboyante comme dans ces pubs pour les shampooings.  Il pensa à sa mère usée par la vie quoique toujours vaillante, qui n’avait eu de cesse d’essayer de rendre heureux ceux qui l’entouraient, du moins dans les moments où elle avait toute sa raison.  Plus que jamais il était persuadé que c’était cette femme qui était la cause des périodes de démence qui la submergeaient de façon régulière, parce qu’elle lui avait appris à boire, à fumer des trucs, parce qu’elle l’avait incitée à faire des choses contre sa nature profonde, dont le souvenir lui était insupportable et l’avait amenée à s’auto-médicamenter de telle sorte qu’elle s’était endommagé le cerveau.  Surmontant sa rage Henri avait articulé "maman est en voyage, elle est partie en Corse avec son mari.  Ils se sont décidés à la dernière minute.  "C’est pas ton père alors?  Ah oui, je me souviens …"  Henri avait fait celui qui n’avait pas entendu et avait ajouté: "Ils reviennent dimanche.  Si vous voulez revenir la semaine prochaine, je lui dirai que vous êtes venue".

La femme avait tourné dans la pièce, faisant claquer ses talons hauts sur le parquet comme si elle n’avait rien entendu.  Henri avait eu un haut le cœur lorsqu’elle s'était laissé tomber dans le fauteuil de Julia.  Elle avait  croisé très haut ses jambes gainées de nylon, sans pudeur, consciente de l’effet qu’elle pouvait faire sur le jeune homme malgré son âge.

"Qu’est-ce que tu deviens mon petit?"  Ca avait été drôle de s’entendre appeler ainsi.  Elle n’avait pas attendu la réponse et avait enchaîné: "moi, comme tu me vois, je suis de nouveau veuve, depuis deux mois, ou à peu près, je sais plus bien, le chagrin tu comprends … ça me brouille tout ….. alors j’ai eu envie de renouer avec mes anciennes amours … ta maman est la seule vraie amie que j’ai jamais eue, elle est un peu sotte … mais enfin je l’aime bien!"  Elle avait parlé, encore et encore, Henri n'avait plus écouté, il s’était assis sur une chaise, il s’était mis en veille et n’avait plus entendu qu’une sorte de bourdonnement suraigu et sans consistance.

Quelques mots avaient tout de même atteint son inconscient, "… ton père … et heureusement que j’étais là … sans moi, dieu sait ce qu’elle serait devenue …c’était un boche hein …"  Il avait essayé de se secouer pour écouter mais finalement s’était assoupi.  Henri commença à parler à mi-voix: "je me suis réveillé  des heures plus tard complètement épuisé, couché sur le divan, emmitouflé dans un gros plaid en laine".  Il revoyait la scène, il s’était assis en soutenant sa tête qui cognait au rythme des battements irréguliers de son cœur.  "Je revois les meubles poussés contre les murs, le tapis roulé en un long serpent glissé entre leurs pieds.  Mes mains étaient recouvertes de poussière grise.  La maison était silencieuse derrière les volets baissés.  Je me suis lavé les mains et me suis aspergé le visage d’eau fraîche, même que j'ai dû laver le miroir que j'avais complètement inondé.  Ensuite… oui, c'est ça, ensuite, j'ai ramassé les revues et les journaux qui s’étaient éparpillés sur une chaise et sur le plancher en glissant de la table; j'ai dû nettoyer le sol et remettre le tapis en place sur le parquet nouvellement posé."  Henri se souvenait avoir pensé alors: "Tiens! Je n’avais pas fait attention tout de suite, elle s’est enfin décidée."… puis il avait remarqué que plusieurs lattes pourtant neuves étaient très mal placées.  "Après j'ai remis tous les meubles dans leur agencement d’origine."

Tout était clair, à présent il se souvenait de tout.  Henri s'était servi un porto et avait réalisé qu’il tremblait de tous ses membres, son estomac le tiraillait douloureusement, il avait la gorge sèche.  Il avait fébrilement cherché ses cigarettes, son paquet vide gisait dans l’évier à côté d’un cendrier qui débordait.  Une partie des mégots présentaient des traces de rouge à lèvres.  Il avait évacué le tout dans la poubelle placée dans la cour.  "Que s’est-il passé ici?" avait-il dit à mi-voix.  Il avait eu peur de l’écho de ses paroles comme s’il s’était attendu à ce que les murs lui répondent.  Puis, il s'était souvenu de la visiteuse.  "Tiens, elle est partie à quelle heure celle-là?" s'était-il demandé.

Il avait fait le tour de la maison pour être bien sûr qu’il n’y avait plus personne.   Il avait aperçu un petit bracelet en or coincé entre les coussins du divan, à l’endroit même où il s’était réveillé, l'avait dégagé et mis dans un petit coffret en bois posé sur le dressoir, où Julia avait l’habitude de ranger toutes les petites choses disparates qu’elle trouvait et ne savait où ranger.  Il s'était senti mal à l’aise et n'avait plus supporté sa propre odeur.

L'alarme de son GSM lui rappela que sa réunion allait commencer, déjà des participants s'étaient assis autour de la grande table et le dévisageaient bizarrement.  Mais Henri était tout à ses souvenirs et ne réalisa pas qu'il chantonnait tout bas: "Comme quand ma mère partait le soir … et qu’elle me laissait seule … avec mon désespoir …  " Seigneur!" pensa-t-il soudain et il repensa aux brefs passages de Rachel dans sa petite chambre alors qu’il était attaché et que sa maman se préparait pour sortir.  Rachel qui prétendait alors être sa grande sœur et lui massait le corps un peu partout "pour que tu aies pas trop mal mon chou" disait-elle, mais il y avait des caresses dont il avait confusément senti qu’elles n’étaient pas de celles qu’une grande sœur prodigue à un petit frère.

Malgré lui, il avait fini par attendre la venue de Rachel et à espérer qu’elle soit toujours "sa grande sœur".  Henri se souvenait s'être posé la question: "Pourvu qu’on ait rien fait ensemble …pas avec cette vieille peau … seigneur, non, s’il vous plaît, non!". Il était sûr d'être monté se doucher et de s'être complètement changé.  Redescendu dans le living, sans trop savoir pourquoi, il avait remonté les volets après avoir éteint toutes les lumières.  Dehors, la nuit était tombée et les étoiles commençaient à s’imprimer sur la voûte céleste.  La douceur bleutée de l’horizon l'avait invité à sortir de la maison où il avait eu l’étrange impression d’étouffer.  Il avait pris ses clés, s'était assuré que son portefeuille était bien en place au fond de sa poche, avait vidé son verre et il était parti.  "De toute façon, je dois avoir des cigarettes!"  Il  avait entendu à la radio, alors qu’il roulait vers le centre, le speaker rappeler à ses auditeurs que le lendemain étant un jour férié, les administrations et les banques seraient bien sûr fermées mais que la plupart des grandes surfaces ouvriraient leurs portes jusque treize heures.  "Comment c’est possible ça?"  Trois jours, il était donc resté trois jours!  Henri n'avait pas compris comment trois jours avaient pu passer sans qu’il en ait le moindre souvenir.

"Mais maintenant je sais…"  Henri avait parlé à haute voix alors que son président ouvrait la séance, il s'excusa confus et la réunion put commencer.

Une chose était sûre cependant, plus jamais Rachel n’était revenue et il n’avait jamais parlé à sa mère de cette visite inopportune.

 

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