Chapitre 14 - Comme un petit coquelicot

"Combien de fois sommes-nous allés à cette maison communale?"  Et à chaque fois sa maman répétait la même phrase: "Bonjour, je m'appelle Julia Stilmann.  Avez-vous des nouvelles de mon cher époux?" 

L’employée, avec laquelle elle avait pris l’habitude de parler quelques instants avait été touchée par sa détresse et essayait d’activer les recherchesHenri se souvenait d'une très belle femme à la longue chevelure brune.  Ses yeux surtout, d'un bleu intense et lumineux avaient impressionné le petit garçon qui ne parvenait pas à en détacher le regard tant ils lui faisaient penser au ciel de son pays natal.  Elle avait bien senti l'emprise qu'elle exerçait sur le gamin et avait toujours quelques caramels qu’elle lui glissait discrètement en jetant un regard en coin vers le bureau de son chef.  Elle avait indiqué à Julia où elle pourrait trouver des vêtements convenables à bon prix.  Finalement, elles s’étaient donné rendez-vous un soir et là, elles avaient vraiment sympathisé.  Rachel et Julia étaient devenues amies.  "Une véritable amie" avait dit Julia en riant, "c'est la première fois que ça m'arrive!".  Rachel l’avait incitée à prendre soin d’elle et l’avait un peu aidée à oublier ses malheurs.

Un jour enfin, Julia reçut une lettre très officielle lui annonçant que son mari avait été porté disparu pendant le débarquement et que quelque part, là-bas au loin, en Normandie, une croix blanche en bois marquait un emplacement où il était censé reposer, noyée au milieu de centaines de croix identiques.  Elle n’eut pas la force de pleurer, elle serra seulement son petit Henri un peu plus fort et le couvrit de baisers.  Ce soir-là Julia avait fermé toutes les fenêtres de l’appartement, elle avait tiré les tentures et placé des bougies allumées un peu partout sur les meubles.  Elle avait prié longuement, il l’avait entendue jusque très tard dans la nuit murmurer une litanie incompréhensible et il  avait eu un peu peur; "maman devient folle" avait-il pensé le cœur étreint d’angoisse.  Le lendemain, à son réveil, tout était redevenu normal, le soleil levant éclaboussait le haut des murs comme d’habitude, ses tartines l’attendaient à côté de son bol de lait, son cartable était prêt ainsi que son casse-croûte pour midi.

Sa maman n’avait plus jamais reparlé de la lettre fatale et le nom de son père ne fut plus jamais prononcé.

Quelques jours plus tard, profitant de l'absence de sa maman, il avait fouillé dans ses papiers, avait trouvé la lettre et l'avait lue lentement.  Certains mots lui étaient incompréhensibles mais il avait compris, en gros.

Henri soupira et se décida enfin à sortir de la voiture.  La maison était sombre et silencieuse.  Yolande dormait sans doute depuis longtemps.  Il entra discrètement et se faufila dans sa chambre sans allumer de lumières.  Il connaissait par cœur l'emplacement de chaque porte, de chaque meuble. 

Il se jeta sur son lit, tout habillé et ferma les yeux.

Le vent s'était levé.  "Il faudra que je fasse couper ces branches, c'est sciant quand elles tapent comme ça sur le pignon!"

Il prit l'enveloppe avec les photos qu'il avait déposée sur la table de nuit.  Le sommeil s'était enfui.  Les yeux fixés au plafond il se souvenait de cette méchante période où il s'était senti si démuni et si fragile, de cette rentrée des classes, des copains, des bagarres, des regards compréhensifs des instituteurs et des mamans qui venaient chercher leur progéniture et qui, alors qu'il ne les connaissait même pas, croyaient de bon ton de s'arrêter quelques instants près de lui pour lui passer la main dans les cheveux, lui pincer le menton ou lui déposer un baiser qu'elles voulaient tendre sur le bout du nez en prenant un air de circonstance.  Lui n'avait posé aucune question.  Il sentait qu'il avait quelque chose de "particulier", qu'il était différent, que ce quelque chose lui valait une sorte de respect de la part de ces adultes d'habitude plutôt autoritaires ou distants.  Car lorsque l'histoire ne s'écrit pas, elle se raconte et se déforme au fil du temps.  "Il me suffisait de voir maman sourire, de sentir sa main légère m'ébouriffer les cheveux, je savourais les baisers qu'elle me déposait matin et soir sur les joues.  Comme j'aimais lui sauter dans les bras quand elle arrivait essoufflée, les joues rouges d'avoir couru pour venir me chercher plus vite!"

Henri baissa la tête, son visage se durcit.  Des images défilaient à présent "Mario, oui, je me rappelle bien de Mario".  Ce jour-là il avait dû donner la pièce à Mario avec lequel il pariait chaque jour à "c'est ma maman qui va arriver la première".

"Sinon la plupart du temps, c'est moi qui gagnait".  Il revoyait le petit tas de pièces et de petites coupures qu’il cachait dans une vieille boîte à cigares dissimulée dans le bas de sa garde-robe.  Mario était donc reparti en sautillant et en sifflotant.  Henri avait donné des coups de pied dans tous les cailloux se trouvant sur le trottoir et un dernier dans son cartable qui, alourdi par les livres n’avait pas bougé d’un pouce.  Finalement, il s’était assis sur le muret, la tête posée sur ses bras croisés sur les genoux.  Une larme de rage mêlée de déception et d'inquiétude s’était glissée le long de son nez et hésitait à s'en détacher.  Il l’avait vivement essuyée du revers de sa manche en entendant des pas se rapprocher.  C’était le directeur qui l'avait pris par la main en lui disant de venir dans son bureau.  Un homme en gabardine noire était assis, raide, sur une des chaises en bois.  A côté de lui se tenait, debout, une jeune femme coiffée d’un chignon bien serré, au visage sévère, qui lui avait annoncé sans ménagement: "ta mère a eu un accident, elle est à l’hôpital, tu viens avec nous".  Le trajet s'était déroulé en silence jusqu’à la porte de la chambre.  Les voyant sur le point d’entrer avec ce petit garçon, une jeune infirmière les avait interpelés: "Ce n’est pas la place d’un enfant aussi jeune".  Ce fut la première et la dernière fois où Henri entendit la voix de l’homme en noir.  Ses paroles, il ne les comprit que plus tard, mais le ton sur lequel elles avaient été prononcées, avait fait qu’elles s’étaient gravées dans sa mémoire à jamais: "on ne va pas s’embarrasser de cette graine de collabo, ça lui apprendra à vivre s’il voit sa mère crever!"  Et c’était vrai qu’il ne devait jamais oublier la vision de sa maman chérie, les jambes et les bras plâtrés, la tête enturbannée de blanc, environnée de fils reliés à une machine émettant des lumières rouges et vertes et des sons étranges à intervalles réguliers.  Henri fut autorisé à s’approcher du lit.  "Elle dort" lui dit doucement l’infirmière, "mais tu peux lui parler, elle t'entendra pour sûr!".  Henri n’osa rien dire cependant, choqué par le regard méprisant que lui avait lancé la femme au chignon.  Il se souvenait de toutes les paroles qu’elle avait déversées sans s’interrompre, une sorte de rapport à l'attention de l’homme en noir qui avait écouté en silence, jetant de temps à autre un regard distrait à la femme alitée ou au petit garçon raide comme un piquet qui se tenait debout à côté du lit, les yeux humides, les mains crispées sur le bord de la couverture blanche et qui semblait pouvoir perdre connaissance à tout instant.  Dans le regard de l’homme était passée une lueur de tristesse et de compréhension.  Henri avait eu un mouvement vers lui.  La femme en noir s'était tournée vers Henri comme une vipère prête à mordre son adversaire.

Henri aurait pu jurer à cet instant qu'elle avait les yeux jaunes et qu'il avait nettement vu sa langue fourchue onduler entre ses lèvres minces.  Il se souvenait donc, comme d’une réplique d’une pièce de théâtre à trois sous qu’il aurait apprise par cœur pour le cas où l’occasion lui serait donnée un jour de monter sur les planches: "Julia X … fiancée à 16 ans à Julius M, lieutenant des jeunesses hitlériennes, fils du concierge de l’ambassade britannique; ses parents ont fuit dès la première alerte avec le personnel de l’ambassade, laissant leur fils chez le curé de (là il ne savait plus…) où il logeait depuis mars 1939".  Henri se souvenait de son accent bizarre qui rendait ses paroles encore plus terribles et du ton autoritaire de sa voix haut perchée qui donnait à l’ensemble une allure de sentence.  "Soupçonnés de connivence avec l’ennemi, raison pour laquelle ils auraient planqué leur fils à la campagne".  "De quel ennemi parlait-elle en fait?" se dit Henri soudain.  "D’après certains habitants, elle aurait rencontré le jeune homme à la sortie de l’église un dimanche après la messe où il officiait comme enfant de chœur …, (elle avait marqué une pause et ajouté:) … afin de tromper son monde sans doute ….  Aux dires du sacristain, interrogé en nos locaux, ce curé aurait aidé plusieurs jeunes camarades à échapper aux contrôles de la SA.  Ils se sont mariés en secret en mars 1940, bien obligés, la garce était enceinte; après on perd sa trace et monsieur monte en grade dans son groupe d’assassins après avoir dénoncé le curé à ses petits copains; … qu’allons-nous faire de ça et de cette graine pourrie?" 

"Heureusement que j'ai cherché à savoir" se dit Henri tout en se redressant contre les oreillers.

Il avait fait des recherches sur base des indications qu’il avait récoltées au fil des tranches décousues de l’histoire que lui en avait fourni sa maman.  Le curé qui avait jadis hébergé son père avait été exécuté en avril 1941 mais il avait retrouvé le sacristain, un vieil homme aigri par les privations.  Touché par le désespoir de celui qui s’était présenté devant lui pour rétablir la vérité concernant son père et lui rendre son honneur et sa fierté il avait bien voulu sortir les documents concernant cette époque de leur cachette.  Il les avait feuilletés avec émotion.  "Ca fait un bail que j'essaie d'oublier tout cela, jeune homme!"  Il avait parcouru plusieurs pages en diagonale puis son index s'était arrêté sur un nom souligné au milieu d'une page.  A partir de là sa lecture s'était faite plus attentive.  Henri se souvint ne plus avoir risqué le moindre geste.  Il avait attendu patiemment que le sacristain ait terminé sa lecture.  "Bien, bien … en fait, votre père, sous couvert de collaboration avec l'ennemi, nous aidait à faire passer des camarades, enrôlés de force tout comme lui, de "l’autre côté" mais les soupçons de ses supérieurs devenaient de plus en plus précis à son sujet, alors il a été contraint de se joindre au dernier groupe de fuyards et nous avons dû signaler sa fuite.  Je crois que monsieur le curé avait tout de même réussi à informer votre mère de ce qu'il en était… il me semble… je ne suis plus trop sûr…Comme pour tout ce qui s'est passé en cette période troublée, il est difficile de prouver ou d'affirmer.  Tant de mensonges ont été répandus, chacun accusant l'autre, pensant ainsi se protéger et mettre les siens à l'abri du danger.  Il était plus facile de passer sa haine et son désir de vengeance sur ceux que tout accusait en apparence plutôt que de se fatiguer à dénicher les vrais coupables".  C'est sur ces paroles du sacristain qu'Henri était reparti vers son quotidien, le cœur lourd d'une enfance qui aurait pu être différente…

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