Chapitre 13 - Qui a eu cette idée folle?

Julia émergea de son sommeil, la tête bien claire, avec la ferme intention de se souvenir encore.  Elle voulait savoir où et quand avait eu lieu la "cassure".  "Voyons" se dit-elle, "la vie avait repris un rythme normal.  Les maisons, les rues, la végétation, tout avait peu à peu un aspect plus sain, presque joyeux.  Les oiseaux semblaient plus nombreux et on revoyait, sortis d'on ne sait où, quelques chats en quête de pitance, poursuivis bientôt par des chiens tout heureux de retrouver ces rituels si longtemps retenus.  On se retrouvait, on recevait du courrier, les morts étaient enterrés dignement, les vivants les pleuraient mais respiraient enfin librement et reprenaient goût à la vie."

"Bientôt, tu vas aller dans une vraie école" avait dit Julia sur un ton qu’elle avait voulu encourageant.  "C’est quoi une vraie école, maman? "  Julia lui avait raconté ses propres souvenirs, embellis par le temps, oubliant volontairement quelques détails qu’elle trouvait sordides, éliminant de son récit les coups de règle en fer, le bonnet d’âne trop humiliant, le fouet, les longues heures passées au coin avec de gros livres sur la tête, dont on repartait le cœur gonflé de haine et de rancœur avec une envie malsaine de vengeance.  Elle ne lui avait pas parlé non plus, parce qu’elle était allée dans une école pour filles et qu’elle était persuadée que ce serait différent dans une école pour garçons, de la division de la classe en deux "camps", à l’avant, les petites demoiselles en robe à cerceaux brodée de dentelles, qui ouvraient gracieusement par-dessus leurs boucles à l'anglaise, une ombrelle assortie à leur corsage lors de la récréation, pour se protéger le visage du soleil et garder ainsi le teint pâle qui convenait alors aux petites filles bien nées, et à l’arrière, les autres, en uniforme gris et tablier noir qui passaient les récréations dans les cuisines pour aider à la vaisselle ou à dresser les tables du déjeuner.  Julia avait été de celles-ci, à la demande expresse de sa mère "pour lui apprendre à vivre" lui avait-elle entendu dire à la directrice.  Dans son groupe, on ne pouvait pas lever le doigt pour répondre, on n’allait pas au tableau, on n’était jamais interrogée devant la classe.  C'eut été impertinent de montrer son savoir et les travaux écrits, fussent-ils excellents, n’étaient jamais mis en valeur.  On n’osait pas montrer ses émotions sous peine de punition immédiate car rire et pleurer étaient des manifestations vulgaires et inutiles.  Dans son groupe, on avait donc le droit de participer aux tâches domestiques, d’aider les petites demoiselles à porter leurs livres si celles-ci se plaignaient qu’ils fussent trop lourds, et surtout, on avait le droit de se taire.

Elle ne lui avait pas raconté les punitions collectives lorsque la coupable d’un méfait ne s’était pas dénoncée, comme par exemple les heures passées à rester debout dans la cour, quel que soit le temps, sous l’œil sévère de la "didi" bien à l’abri sous son porche où elle avait installé une chaise confortable.  De temps en temps une dame de cuisine lui apportait un café odorant et quelques biscuits que les institutrices suivaient des yeux avec un regard malheureux.  Car, oui, elles étaient de piquet aussi avec leur classe, ayant pour tâche de susciter des aveux de leurs invectives féroces.  La "didi" elle, ne disait pas un mot, elle savourait le spectacle.  Il faut bien avouer que souvent des "coupables" finissaient par avouer contre la promesse sous le manteau de quelque récompense.

Plus d’une fois Julia avait en effet ramené chez elle des tartines, des fruits et même un peu d’argent avec lequel elle s’achetait alors des bonbons qu’elle mangeait en cachette.  Il lui suffisait de ne rien laisser voir de la souffrance que lui causaient les stries rouges laissées sur dos par le fouet manié avec dextérité par la "didi" en guise de représailles.

Julia avait donc dressé ce qu'elle croyait un portrait plutôt flatteur de l’école afin de mettre son petit Henri dans de bonnes dispositions, en insistant sur le savoir des instituteurs, les activités diverses avec les copains, les beaux cahiers, les crayons de couleur, les livres et toutes ces nouvelles choses qu'elle n'avait pas connues et qu'il découvrirait bientôt avec émerveillement.  "Tu penses bien que depuis le temps, ça doit être encore mille fois mieux que quand j'étais petite, hein, mon petit chou!" avait-elle dit en guise de conclusion.

"Je crois que ça c'est plutôt bien passé pour lui" pensa Julia.  Elle se sentait particulièrement en forme et décida une fois pour toutes de bien ranger tous ses carnets.  Avec émotion elle retrouva celui qui se démarquait des autres parce qu'elle avait collé sur la page de couverture deux photos de la Corse.  "Ah ça, je n'oublierai jamais ce merveilleux pays" se dit-elle.  "Quel magnifique voyage!  Tu sais Henri" murmura-t-elle "je ne serais jamais partie si tu n'avais accepté de garder la maison… tu penses, c'était la première fois que je la laissais… depuis si longtemps… c'est grâce à toi que j'ai vécu ce mois magique de douceur et de repos… on t'en a toujours été reconnaissants tous les deux… viens ici que je te donne un gros bisous… Henri? Henri?  Mais où tu es?"  Julia ouvrit les yeux dans la pénombre qui déjà envahissait la pièce.  "Allons bon, voilà que j'ai de nouveau dormi tout l'après-midi!  Bon et bien il est temps de faire ta petite toilette Julia, allez debout ma vieille, on y va!"  Elle se dirigea vers l'escalier, le corps secoué d'une envie de rire d'elle-même qui lui faisait du bien.

 

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