Tout en serrant son peignoir en éponge autour de sa taille, Julia se regarda dans le miroir bordé de petits poissons d’argent accroché de guingois sur le mur peint en bleu de la salle de bain. Le visage qu’elle contemplait ne pouvait être le sien. Elle voyait, à travers les perles de vapeur celui d’une femme fatiguée, dont les yeux n’étaient plus très vifs et où s’étaient installées de nombreuses rides profondes. Ses lèvres charnues révélaient cependant encore une sensualité qu’elle avait toujours tenté, modestement, de dissimuler, c’était un attrait dont elle se serait volontiers passée tant il lui avait causé de soucis.
Elle avait fêté ses 70 ans. "Fêté, c’est un grand mot!", pensa-t-elle. Elle sourit, désabusée, à son pauvre reflet. Julia n’avait pas vu le temps passer ou alors, elle n’avait pas voulu le voir. Dans sa tête, elle avait toujours vingt ans et agissait comme tel, dans ses paroles, ses gestes, ses rires et même lorsqu’elle pleurait. Elle agissait constamment comme si elle était sur scène et jouait pour des spectateurs éventuels dont elle croyait qu’elle pouvait encore les séduire, qu’on la trouverait tantôt drôle, tantôt attendrissante. À présent, elle jugeait froidement la vieille femme grisonnante qui la regardait et qu’elle ne voulait pas reconnaître. "Tu devrais t’arranger un peu" lui dit-elle à haute voix. "Regarde-toi! C’est bien la peine d’avoir des tonnes de crèmes et de maquillage dans tes tiroirs!" Le ton moqueur de ses paroles lui pinça légèrement le cœur. Elle se sentit un rien ridicule et comprit mieux les regards gentiment surpris ou ironiques de son entourage quand elle prenait des poses, qu’elle lançait des œillades accrocheuses ou qu’elle se passait machinalement la main dans les cheveux pour repousser une mèche trop longue, qui irrémédiablement revenait se déposer sur son sourcil droit. Non, elle ne désirait pas éternellement rester jeune, "on n’a pas tous les jours vingt ans…" chantonna-t-elle, c’était juste que son esprit restait en attente, loin, très loin, à un moment où sa vie avait tourné, où elle avait arrêté de vivre, où elle avait suivi une route qu’elle n’avait pas choisie. Elle n’avait pas profité du parcours, entraînée par la course folle des heures et maintenant, son fils avait déjà 52 ans! Il était trop tard pour lui dire qu’elle l’aimait, il s’était trop éloigné d’elle. Julia ne savait plus si elle avait été là quand il avait eu besoin de tendresse, mais elle supposait que oui; si elle avait été à l’écoute quand il avait eu des problèmes, mais elle l’espérait; si elle l’avait suffisamment câliné et gâté, elle voulait croire que cela avait été le cas.
C’était comme si tout d’un coup, elle avait fait un bond de 50 ans par-dessus le vide. Qu’était-elle devenue? Comment se reconnaître, s’accepter pour ne pas sombrer? Comment admettre qu’il ait sa propre vie, qu’il ait du ressentiment pour tout ce qui n’avait pas été et qui aurait pu être? C’était dur d’entendre ses reproches pour ce qu’il n’avait pas eu et qu’il aurait pu avoir si elle avait été différente, une "vraie mère", comme il aimait à le lui répéter quand il était en colère. Elle aurait voulu pouvoir revenir en arrière pour lui dire combien cela avait compté pour elle de pouvoir le serrer chaque jour dans ses bras et se perdre avec lui dans un monde imaginaire et merveilleux.
Elle s’était efforcée de lui imposer de ranger ses affaires, de faire ses devoirs, d’aller dormir, de simplement se réveiller à l’heure, de le pousser pour vite se rendre en classe, de vider son assiette pour devenir grand. Elle sourit en repensant à cette fois où il avait effectivement "vidé" son assiette dans la poubelle. "Ben! tu m’as dit de la vider, non?". Elle-même avait maudit sa mère pour toutes ces petites choses du quotidien, détestées parce qu’obligatoires. Julia ne savait plus si elle avait fait ce qu’il fallait pour qu’il se sente bien, aimé, pour qu’il marche serein vers l’avenir.
"Ne fais pas semblant de ne plus te souvenir!", lui avait-il lancé, plein de rancune, "c’est trop facile d’oublier". Puis il était parti en claquant la porte sous le regard médusé de Roxanne. Le morceau de gâteau qu’elle portait à cet instant à sa bouche avait glissé de la petite cuillère en argent et était tombé dans son café, aspergeant son beau chemisier rose de fines taches brunes. "Merde!" avait-elle crié. Henri avait cru qu’elle s’adressait à lui mais ne s’était pas retourné. La fête était finie. Des larmes silencieuses avait roulé sur les joues de Julia.
Fatiguée, Julia se disait que demain, elle ne serait peut-être plus là, elle avait peur de le laisser seul sans avoir eu le temps de tout réparer. Ses yeux glissèrent vers les mains ridées et tremblantes déposées sur le rebord froid du lavabo en faïence blanche dont elle remarqua qu’il commençait à se lézarder par endroits. Étaient-ce bien les siennes? Ses mains à elle, longues et fines, avaient les jointures délicates et des ongles soignés, du moins dans son souvenir. Elle n’était pas cette personne courbée et haletante, épuisée par l’effort. "Je ne suis pas toi" dit-elle au miroir, "je veux aller plus loin, il n’est pas trop tard! Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle? Est-ce moi?" chantonna-t-elle. "Peut-être…" fit une petite voix à l’arrière de son crâne.