La visite

 

Il était revenu, un jour, seul congé accordé par son employeur anglais, disait-il.  Elle avait préparé un dîner de rêve auquel il n’avait pas touché.  Il avait trouvé son appartement minable et lui avait reproché d’avoir « pioché » sur son compte personnel, pourtant, il n’avait pas annulé sa procuration.  Cet appartement en duplex avec sa petite pelouse pour le chien était sa création à elle.  Profitant d’une période de chômage temporaire, elle avait posé le tapis plain au rez-de-chaussée et du vinyle à l’entresol.  Elle n’avait rien fait livrer, les gros rouleaux, elle était allée les chercher un à un et les avait ramenés sur le dos, à pied, seule.  Même jeu pour les papiers peints dont elle avait recouvert les murs, comme par exemple, les petits avions rouges sur fond de verdure pour la chambre de leur petit garçon.  Elle avait peint les portes, les chambranles, les châssis dans des couleurs assorties avec goût.  Elle avait assemblé elle-même chaque meuble en kit qu’elle avait acheté, ceux-là, on les lui avait apportés tout de même, et elle avait dû payer la livraison.  Elle avait installé des prises supplémentaires en apparent pour la salle de bain, la lessiveuse, le plan de travail.  Elle s’était débrouillée pour installer des luminaires partout, certains à double commutateur, elle avait placé des petits lampadaires, bref, elle avait concocté un petit nid douillet pour son retour.

Il n’était pas resté.  Il avait repris l’avion le jour même, après lui avoir annoncé qu’il ne reviendrait plus jamais vivre auprès d’elle.  Il avait insisté pour que leur fils ne soit pas présent ce jour-là.  Elle avait imaginé des retrouvailles enflammées.  Heureusement, le petit n’avait pas vu sa maman désespérée, défigurée par les larmes, s’accrocher à son époux méprisant.  Il n’avait pas entendu les énormes sanglots provoquant des râles stupides, déformant sa voix à chaque supplique.  « Ridicule … grosse … plus celle que j’ai épousée … », les mots avaient été lâchés sans préambule, sans diplomatie, sans respect, sans amour.  « Non, je ne connais personne d’autre, je ne t’aime plus, te me dégoûtes, tu as trop changé …, j’aurais honte de devoir t’exhiber à un dîner officiel ou à une soirée d’affaires … ».  Et combien d’autres gentillesses encore dont elle ne se souvenait plus après tant d’années !  Autant de gifles pour son cœur brisé.

Elle l’avait raccompagné jusqu’à l’aéroport, elle avait insisté, espérant bêtement qu’il changerait d’avis, qu’il essuierait ses larmes, qu’il verrait combien elle l’aimait.  Il resta de glace jusqu’au bout !

Depuis ce jour-là, elle fut consciente que chaque homme qu’elle rencontrait pouvait lire dans ses yeux et entre les petites rides apparues sur son front : « je suis une femme repoussante, impossible à aimer, mais je suis une bonne poire pour qui voudra surmonter son dégoût et en profiter ».

Elle quitta son appartement pour un autre plus moderne, dans un quartier plus chic, pour des pièces toutes faites, sans âme.  Elle le lui fit savoir.  Elle suivit un régime alimentaire draconien et coûteux, lui envoya des photos des résultats.  Il ne revint pas, ou plutôt si, il prit le temps de revenir quelques jours au pays pour récupérer sa voiture et son chien et pour lui dire que tous ses efforts avaient été risibles et inutiles, qu’il avait trouvé là-bas, la femme idéale, belle, intelligente, élégante, racée, mince, digne de lui, avec laquelle il ferait sa vie et cadeau suprême, qui ne voulait pas d’enfant, parce que « ça » déforme le corps, « ça » empêche de mener une vie mondaine, « ça » … bref, il lui reprocha leur fils à elle qui avait été une jeune fille naïve, qui ne savait pas en le rencontrant ce qu’était la contraception, qui croyait au bonheur, à l’amour, à la vie de famille.  C’était il y a longtemps, aussi longtemps qu’une vie brisée remplie de déceptions et de mauvais choix.

Ecrit en 1980

 

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