Le livre

Cela devait faire plusieurs jours, voire quelques semaines qu’il penchait doucement, millimètre par millimètre, de l’endroit où je l’avais posé négligemment sur la planche de l’étagère noire.  Le bruit sec retentit dans la chambre où, enfoncée sous la couette, j’émergeais lentement d’un sommeil lourd, sans rêves, seulement secoué de douleurs musculaires qui me faisaient me tourner, me retourner, sur le côté gauche, sur le dos, sur le côté droit, bourrer l’oreiller en boule et le coincer sous ma tête et mon cou, le retirer, le reprendre, me mettre en chien de fusil, m’étendre, essayer de m’asseoir, ouvrir les yeux sans rien voir.  Sur une autre planche, une petite laitière de Delft frissonna et ses petits pots de porcelaine tintèrent contre sa jupe blanche et bleue rebondie.  Par sympathie, un gentil chat blanc en peluche se laissa glisser sur le côté, posant tendrement sa tête poilue contre l’épaule d’une jolie poupée aux nattes blondes qui garda le sourire au contact de cette fourrure soyeuse.

Le bruit sec retentit donc et peupla la chambre obscure d’incertitudes et de questions.  Par la fenêtre entrouverte, j’entendais le vent léger de ce début de printemps secouer les branches de ce vieil arbre nerveux envahi par un lierre tenace et je me demandais si elles étaient assez fortes pour résister au poids d’un éventuel cambrioleur qui se tiendrait coït derrière la tenture, attendant la certitude de mon assoupissement total avant de continuer sa progression vers la coiffeuse où, traditionnellement, il devait trouver une boîte à bijoux truffée de merveilles.

Alors que j’essayais de vaincre l’angoisse qui me faisait me glisser plus profondément sous la couette, je sentis une coulée de sueur glacée descendre lentement de ma tempe droite sur ma joue et s’insinuer lentement vers mes lèvres.  Je parvins à dégager mon bras gauche de dessous l’oreiller et l’avançai doucement vers l’interrupteur de la veilleuse encastrée sous le rebord de la table de nuit, mes doigts tâtonnant fébrilement l’ampoule pour se diriger.  Au moment où je voulus allumer la lumière salvatrice, un deuxième craquement se fit entendre, suivi d’un troisième, plus net, puis d’une cascade de petits bruits réguliers, certains plutôt sourds et d’autres plus clairs, et en final un « plop » beaucoup plus fort.  Dans un réflexe nerveux, mon index appuya sur le bouton de la lampe et je pus évaluer l’étendue du désastre.

Sous les chocs répétés des livres prenant définitivement une position couchée, las de résister à l’attraction du fait du manque de hauteur, la planche de l’étagère avait eu raison des petits plots qui la soutenaient et était descendue peu à peu, écrasant les miniatures récoltées au fil des voyages.  Le principal responsable, le plus gros de mes livres, était ouvert, retourné sur le sol, la tranche déchirée, il avait choisi de s’exiler.

 

Que l’imagination peut jouer de tours pendables !  Allons, rien à craindre de cambrioleurs dans ma modeste demeure !  Demain, un peu de nettoyage, un peu de bricolage, et tout sera en place.

Je coupai la lumière et me rendormis très vite, enveloppée de rêves où des livres volants entraient par la fenêtre et venaient s’écraser contre les murs et où les voleurs changés en statuettes se tenaient sagement rangés côte à côte sur les planches de l’étagère.

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