La nounou

La nounou

J'avais bien vu que Charles  allait à nouveau se cacher dans un buisson mais je ne dis rien.  Je n'en pouvais plus.  Ce gamin me mettait les nerfs à vif.  Je continuai donc à marcher lentement sur le sentier sinueux poussant devant moi le landau violet orné de fines dentelles tout en réprimant mon envie de hurler des "viens ici!", "je dois toujours te voir!" ou "tu seras puni!" dont je savais qu'ils n'auraient aucun effet sur cette tête de mule.  Moi, nounou depuis bientôt 28 ans, réputée pour mon calme et ma méthode "toute en douceur" pour élever les petits de sang bleu qui m'étaient confiés, je perdais le contrôle.  Je n'arrivais à rien avec ce chenapan prétentieux alors qu'avant lui, des générations successives de ducs et de marquis avaient pu apprécier mon efficacité.  La plupart d'entre eux, aujourd'hui encore, continue à m'envoyer des petits mots gentils pour mon anniversaire et des invitations à participer aux grands événements de leur vie.  Oh bien sûr, je ne me rends pas à ces réceptions faute de tenue décente et puis, je sais où est ma place et me contente d'envoyer un bouquet de fleurs adapté aux circonstances accompagné des félicitations d'usage.

Je fis donc mine de ne pas remarquer son absence et m'éloignai doucement de l'endroit où du coin de l'œil je l'avais vu disparaître.  Cette fois ce chenapan n'aurait pas le dernier mot!  Je ne lui donnerais pas l'occasion de rire en montrant du doigt mon visage rouge de fureur et de ma narguer du haut de son mètre vingt alors que confuse j'essaierais de justifier le pourquoi de ses désobéissances en réponse aux questions incisives de son royal père. 

Quelques secondes (ou étaient-ce des minutes?) plus tard, un banc en bois m'offrit l'occasion et l'excuse de faire une pause et d'attendre le bon vouloir de Charles sans avoir l'air de vraiment y attacher d'importance.  La petite dormait bien, les joues rosies par l'air frais de cette belle matinée d'avril.  Je continuai à balancer légèrement le landau sur ses grandes roues aux ressorts bien huilés tout en essayant discrètement de regarder en direction du buisson, tout de même vaguement inquiète.  Je me disais qu'il se lasserait très vite en constatant que cette fois ça ne prenait pas, que je ne montrais aucun signe de panique, aucune peur, que mon calme et mon indifférence le piqueraient au vif et qu'il cesserait ainsi plus vite son jeu idiot.  Je ne comptais plus le nombre de ses fausses disparitions où affolée j'avais alerté toute la maisonnée, le voyant revenir calmement au bout d'une dizaine de minutes demandant pourquoi une telle agitation régnait dans la maison et savourant les réprimandes qui m'étaient adressées.

Je respirais enfin, la tête penchée en arrière et appréciais le chant des oiseaux ravis de la tranquillité du parc à moitié sauvage entourant la propriété.  Un écureuil surpris de ma présence stoppa net devant moi sa course folle.  Debout, la queue dressée derrière lui, les yeux en alerte me fixaient comme pour estimer si oui ou non je représentais un danger potentiel.  Je ne fis pas le moindre geste vers lui, me contentant moi aussi de le fixer d'un regard que je voulais rassurant pour ne pas l'effrayer.  Les herbes remuées derrière moi brisèrent cette entente réciproque et le petit animal détala sans demander son reste, abandonnant derrière lui la noisette qu'il avait dénichée pour son petit déjeuner.    Puis tout redevint calme et je continuai à savourer ma pause forcée sans bien prendre conscience du temps qui s'écoulait et qui n'attendait rien d'autre que de poursuivre sa ronde, seconde après seconde, sans accorder plus d'importance à ce qui pouvait bien se produire de bien ou de mal et je visualisai la trotteuse de la vieille pendule du hall martelant de ses lourdes aiguilles de cuivre sa marche inexorable tandis que se balançait paresseusement ses balanciers en reflétant le lever du soleil comme pour accorder son rythme à ses rayons ardents. 

Le clocher du village me rappela à la réalité et à mes devoirs alors que je commençais à somnoler.  Je comptai huit coups et me forçai à ouvrir les yeux.  Il était temps de rentrer, Madame appréciant peu les retardataires à la table du petit déjeuner servi très précisément à huit heures trente comme tous les dimanches, heure à laquelle elle revenait affamée de sa promenade à cheval.  Malgré moi, l'inquiétude s'insinuait doucement dans mon cerveau pourtant apaisé par ce moment de détente inespéré.  Je fis demi-tour.  La petite Eugénie dormait toujours, son léger sourire prouvait qu'elle rêvait gentiment, peut-être de sa mère, de son futur biberon ou tout simplement du bon bain chaud que je lui avais donné avant de partir alors que Charles comme à son habitude faisait semblant de se doucher sans sa salle de bain privée, les écouteurs MP3 serrés sur les oreilles, ouvrant d'une main le robinet à intervalles réguliers et feuilletant de l'autre une bande dessinée.

Arrivée à hauteur du bosquet où Charles s'était réfugié, je fis une halte comme pour reprendre mon souffle, attendant qu'il veuille bien se montrer.  Je comptais sur le fait qu'il ne voudrait pas fâcher sa mère dont dépendaient son argent de poche et les autorisations nécessaires aux activités qu'il avait planifiées.  Lui aussi avait dû entendre la cloche du village et bien que ses résultats scolaires laissaient fort à désirer, compter jusque huit, c'était à sa portée.  Pourtant rien ne bougeait.  Malgré moi, lâchant le landau, je m'approchai du buisson, en remuai les branches, je le contournai et force me fut de constater que le garnement n'y était plus.  La petite peste!  Il était rentré tout seul et s'était sans doute déjà attablé.  Il allait une fois de plus se plaindre de ce que je ne savais pas le surveiller et cette fois pour sûr, je serais renvoyée.  Je me hâtai vers la porte de service à l'arrière du château. 

 Le temps de confier le bébé qui cette fois s'était réveillé, à la cuisinière, je fis mon entrée dans la salle à manger par la petite porte donnant sur les communs alors que Madame dans sa tenue d'écuyère bien ajustée venait juste de passer la grande porte au bras de Monsieur qui avait revêtu une classique tenue de style "gentleman farmer" comme on en voit dans les feuilletons de catégorie B à la télé.

Ils devisaient à voix basse de choses privées et je me souviens avoir pensé "sûrement pas de leur nuit passée" en sachant que depuis la naissance du bébé, Madame, fervente catholique ou du moins s'affichant comme telle, souhaitant limiter leur descendance, avait exigé des chambres séparées.

Charlotte, la fille aînée, était déjà installée et savourait seule son chocolat chaud, tradition du petit déjeuner dominical à laquelle elle refuser de déroger malgré ses dix-huit ans bien sonnés.

Monsieur et Madame pris par leur conversation discrète mais animée ne remarquèrent pas l'absence de Charles.  Un bref bonjour à Charlotte qui me salua de la main en me gratifiant d'un beau sourire qui la rendait jolie et agréable à regarder malgré un visage quelque peu ingrat, un rien trop carré, qui laissait parfois planer un doute quant à sa féminité, et je me précipitai vers la petite porte que je venais de passer en disant d'une voix forte "je vais chercher Charles, veuillez nous excuser de ce contretemps!"

Au fur et à mesure où je parcourais les pièces vides de la grande demeure, réfléchissant aux endroits les plus saugrenus où il aurait pu se cacher, je sentais le sang se retirer de mes artères pour aller se loger à la fois dans mon cœur et dans ma tête, où il se mit à bouillonner, créant ici des vertiges et là des battements violents, le tout coupant ma respiration qui devint haletante.  Partagée entre la colère et un malaise grandissant, je décidai de faire participer à mes recherches toute la maisonnée.  Enfin revenue à la raison je venais de réaliser que ce tout premier manquement à mon habituelle attention et à ma surveillance de tous les instants, avait peut-être eu une conséquence dramatique et que chaque seconde qui s'ajoutait à celles déjà égrenées pouvait être capitale.

Mise au courant, Madame prit un air contrarié, Monsieur contint sa nervosité et décida qu'ils allaient néanmoins déjeuner.  Seule Nathalie démontra d'une réelle inquiétude et se leva d'emblée pour m'aider.  L'estomac bien calé, Monsieur battit le rappel de tout son personnel, en tout seize personnes, et je fus assignée à rester dans la nurserie avec le bébé.

Neuf longues années ont passé.  Charles n'a pas été retrouvé.  La semaine qui suivit sa disparition, je reçus mon congé.  La police privilégia l'hypothèse d'une fugue qui aurait été la conséquence de ma méchanceté et de mon incompétence.  Aucune demande de rançon ne fut adressée aux parents fortunés.  Depuis, je n'ai plus jamais travaillé.  Plus jamais je n'ai tenu un enfant dans mes bras, d'ailleurs je n'avais plus le droit d'exercer ce métier.  Le petit voyou avait gagné!

Parfois je croise le regard d'un homme sans âge, des yeux bruns qui me dévisagent.  Je me dis "c'est lui".  Je ne vois que les yeux, tout le reste est flou et se noie rapidement dans la foule.  J'espère ardemment qu'il est bien quelque part avec femme et enfants et qu'il savoure éternellement sa victoire.  Au plus profond de moi pourtant dort le souvenir lancinant d'une portière qui claque au loin, d'un moteur qui s'emballe et d'un nuage de poussière qui s'élève vers la cime des sapins, témoins involontaires de la vérité.  Et puis je me raisonne, me dis que j'ai rêvé, que mon angoisse a créé ces détails dont jamais je n'ai osé parler.  Je dois vivre avec ça, ces doutes qui me tuent, une bien légère punition pour une vie peut-être perdue…

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