Gordon

« Gordon » au Québec

« Tu es trop gentil, je ne peux pas te garder ! »  Son patron ne le regardait même pas en face en lui disant cela, il était ennuyé.  Dans son for intérieur il pensait : « tu es trop brouillon aussi, pas assez ordonné, tu ne sais pas te relire… ».  Cependant, il était fatigué et avait décidé de laisser le soin à l’employeur qui lui succèderait de faire toutes ces mises au point avec Gordon.  Celui-ci restait debout devant le bureau, les bras ballants, « toutes ces années de travail acharné pour rien » se dit-il.  Les larmes lui étaient montées aux yeux, mais il avait serré les lèvres et les avait refoulées.  « Un homme ça ne pleure pas ! » lui avait seriné sa mère pendant toute son enfance.  Il aurait voulu poser un tas de questions, se justifier, obtenir des réponses rassurantes, mais il avait lu dans le regard de son mentor que le verdict était sans appel.  Celui-ci d’ailleurs s’était déjà replongé dans la lecture des mails qu’il venait d’imprimer, ou du moins faisait-il mine d’être absorbé par leur contenu pour ne pas avoir à prolonger une conversation qui l’ennuyait.  Indécis, Gordon n’avait pas su s’il devait lui tendre la main, dire au revoir, tenter encore d'argumenter.  Il avait opté pour une retraite silencieuse, espérant, alors qu’il rassemblait les objets personnels éparpillés sur son bureau, qu’un brusque revirement pourrait encore s’opérer, qu’il entendrait son mentor le rappeler, après réflexion, pour le prier de rester.  Seul le crépitement des claviers l’accompagna jusqu’à la porte du bureau qui se referma sur lui dans un bruit sec.  La déception de Gordon se muait en rage impuissante.  Il regarda la caisse en carton qu'il avait déposée au pied du siège passager, contenant trois bouteilles de champagne et une boîte de boudoirs.  Il avait cru qu'il y aurait aujourd'hui, quelque chose à fêter.  Il jeta par dessus son gros cartable noir qu'il n'avait pas réussi à refermer convenablement.  Il y eut un bruit suspect de bouteilles qui s'entrechoquent et un autre plus discret de carton qui s'écrase.  "Je m'en fous…" se dit Gordon.  « Je vais lui prouver ce que je vaux… » se dit-il en serrant les dents.  Il fit grincer ses vitesses et démarra sèchement.  Des petits tas de gravier jaune voletèrent sur la petite voiture noire d’un de ses ex-collègues.

Gordon se retourna brusquement pour tendre à la caissière le journal qu’il venait d’arracher au présentoir.  « Hé, doucement jeune homme ! » fit la petite vieille qu’il avait heurtée au passage.  Elle le regardait, le cou tendu au maximum, derrière ses lunettes posées de travers sous le choc, d’un air indigné.  « Regardez-moi ça ! »  Elle contemplait à présent ses revues et le sachet de bonbons à la menthe étalés sur le sol humide.  Gordon s’agenouilla pour ramasser le tout en bafouillant des excuses.  « Ce n’est pas si grave » dit-elle gentiment, attendrie par ses gestes maladroits en se disant "il est un peu comme mon Albert, celui-là".  Il essayait de défroisser les pages de couverture et les épongeait du revers de sa manche.  « Il y a un peu de boue… » murmura-t-il, penaud.  La librairie n'était pourtant pas mal entretenue, tout simplement, le va-et-vient des clients contrariait-il toute tentative de nettoyage.  Le vent violent faisait tournoyer les feuilles mortes qui se précipitaient à l’intérieur à chaque ouverture de la porte et la pluie entraînait avec elle vers le perron des coulées noirâtres venant des monticules de terre longeant le trottoir ouvert deux semaines auparavant par des ouvriers communaux.  Le tout se collait aux semelles frottées rapidement au paillasson posé à l’entrée, par des clients pressés et le gros des amalgames était évidemment concentré devant le comptoir, là où piaffant d’impatience, les clients attendaient leur tour, la pluie dégoulinant de leurs vêtements et de leurs parapluies.  « Je vais vous les payer, madame, excusez-moi », murmura Gordon.  « Vous êtes bien gentil jeune homme, merci !» répondit la petite vieille amusée par son léger accent flamand.  « Gentil ! »  Gordon se redressa.  « Non je ne suis pas gentil, c’est normal… »  Il se mordit les lèvres et lui tourna le dos, gêné lui-même de son ton acerbe.  Après avoir payé, il sortit sans prononcer un mot, conscient des regards moqueurs ou énervés qui le suivaient. Il nota avec déplaisir en se retournant après avoir refermé la porte-fenêtre, que des conversations s'engageaient derrière lui tandis que des regards moqueurs le suivaient quelques instants.

L’atmosphère surchauffée du petit bistrot où il alla s’installer ensuite déposa une couche de buée sur les verres de ses lunettes.  Il les essuya pensivement avec un grand mouchoir blanc en coton qu’il replia ensuite soigneusement pour le glisser dans la poche intérieure de son veston.  Gordon était un habitué des lieux.  Depuis près de trois ans, il venait y passer la pause de midi.  Une collègue lui avait dit pourtant que le patron n’appréciait pas cette interruption régulière ne correspondant pas à l’esprit du cabinet.  Gordon, lui, avait toujours eu besoin de couper ses journées et il ne s’en était pas privé.  Louise, la serveuse lui apporta un café bien serré et fut un peu surprise qu’il ne réponde pas à son cordial « bonjour Gordon ! »  Elle fondait quelques espoirs sur ce grand garçon à l’air doux, toujours poli et bien habillé.  Avec son mètre quatre-vingt-cinq, rares étaient ceux qui pouvaient l’intéresser.  Elle n’était pas sûre cependant qu’il l’ait jamais remarquée, toujours plongé dans de gros livres ou d’épais dossiers étalés sur la petite table ou sur les chaises à côté de lui, il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui.  Combien de fois ne l’avait-elle pas aidé à rassembler ses documents au moment où tout à coup il demandait l’addition avant de partir précipitamment ?  Un jour même, elle avait couru derrière lui pour lui remettre un classeur oublié qu’elle avait en fait négligé de lui tendre, histoire de pouvoir engager la conversation.  Il l’avait remerciée en rougissant, ce qu’elle avait mis sur le compte de l’émotion de la voir ainsi devant lui en dehors des murs sécurisant du café.  Puis il s’était enfui comme un gamin pris en faute.  Alors qu’elle retournait vers le comptoir, Gordon la héla « mademoiselle ? »  Elle se retourna, faisant voleter autour de son joli visage son adorable chevelure auburn.  « Oui ? » fit-elle émue, dans l’expectative d’un premier contact un peu plus personnel.  « Vous trouvez que j’ai l’air gentil ? »  Elle se rapprocha lentement.  « C’est parti ! » pensa-t-elle.  Louise se courba par-dessus la table, y posa le coude droit, la main fermée, retournée pour y déposer son visage qui se trouva ainsi à une dizaine de centimètres de celui de Gordon, le regardant dans les yeux tout en se demandant s’il remarquerait son décolleté en fine dentelle blanche.  « Moi, c’est Louise » dit-elle dans un souffle qu’elle espérait langoureux.  « Et… oui, je vous trouve gentil, très gentil… »  « Ah ! »  Le visage de Gordon se ferma au lieu de s’illuminer comme elle s’y attendait et il se replongea dans une observation attentive de sa tasse de café.  Louise se redressa surprise et furieuse contre elle-même de cette tentative avortée et se dirigea vers de nouveaux arrivants pour prendre leur commande.  Gordon déplia fébrilement le journal.  Ses mains moites avaient du mal à séparer les pages collées par la pluie et effaçaient en partie le texte dont elles diluaient l’encre.

Il entreprit donc de feuilleter le coin supérieur droit pour y trouver la rubrique emploi et étala le quotidien ouvert sur la table.  "Je vais prouver ce que je vaux…"  L'index posé sur la première annonce, il but une gorgée de café et fit la grimace, il avait oublié le sucre.  Détachant son regard de l'encadré, il fit vivement glisser trois morceaux de sucre dans le breuvage amer et tourna distraitement la cuiller de la main gauche tout en retournant à sa lecture.  Peu d'offres lui correspondaient, des représentants, des télévendeurs, des ingénieurs, des secrétaires, …  Vers le milieu de la troisième page, son cœur fit un bond.  Il fit remonter puis redescendre son index pour s'arrêter sur les mots qui avaient retenu son attention.  Il arrêta enfin de tourner dans son café au grand soulagement du couple assis à la table voisine.  Il lut et relut l'annonce qui l'avait accroché: "… notions de droit …débrouillard … libre immédiatement …".  Gordon négligea le reste du profil et la description de la fonction.  "Yes!" dit-il à haute voix en fermant le poing.  Dans son agenda, il copia l'adresse et il encoda le numéro de téléphone dans son mobile.  Il réalisa que tous les regards s'étaient tournés vers lui et fut contrarié de se sentir rougir à nouveau.  Il but d'un trait le café bien sucré mais à peine tiède, ce dont il s'étonna l'espace d'une seconde, posa un billet de 5 € sous la soucoupe, empoigna son trench coat noir et sortit, la tête remplie de projets, sans remarque le sourire de Louise ni son petit geste d'adieu.  Gordon courut vers sa voiture garée quelques mètres plus loin devant un garage dont la porte s'ouvrait justement.  "C'est mon jour de chance" pensa-t-il.  En démarrant, il fit crisser les pneus, ce qui fit se retourner d'un air désapprobateur et vaguement inquiet l'agent de ville debout les bras en croix, censé ainsi protéger les piétons des automobilistes trop pressés.  "Cool!" se dit-il, "d'abord téléphoner pour prendre rendez-vous".  Gordon s'arrêta sur la première aire de repos qui se présenta à lui et chercha son portable et son agenda.  "Zut! Mon agenda…  Je l'ai oublié sur la table sûrement… tant pis…".  Il retrouva rapidement le numéro d'appel qu'il avait répertorié sous le pseudonyme "chance" et appuya sur la touche au cornet vert.  Son interlocuteur, un homme à la voix rauque, lui confirma qu'il pouvait venir au plus vite.  "Vous me confirmez l'adresse?" risque Gordon.  "Bien sûr" fit l'homme.  "J'arrive d'ici une demi heure" dit Gordon d'une voix ferme.  Il programma le lieu du rendez-vous dans son système de navigation et se laissa guider par la voix électronique sans trop prendre garde au chemin parcouru.  "Vous êtes arrivé!" dit la voix.  Gordon se gara devant un entrepôt sur les quais.  "Vous entrez sans sonner et vous montez directement au premier étage, c'est la première porte à droite, je vous attends" avait dit l'homme.  Gordon ne remarqua pas la façade décrépie ni les vitres brisées.  Il dut baisser la tête pour passer la porte et ne vit donc pas la caméra accrochée au plafond qui suivait tous ses mouvements.  Tandis qu'il gravissait les marches métalliques, il rajusta sa cravate et mit de l'ordre dans ses chevaux.  Il s'arrêta devant la porte et prit une profonde inspiration avant d'entrer.

Bon sang, il fait au-moins deux mètres!" se dit le recruteur, impressionné, en le voyant.  "Asseyez-vous!" intima-t-il en écrasant sa cigarette dans un cendrier en verre jauni par la nicotine.  Il examina Gordon pendant quelques instants.  "Bine mis… pas du tout la tête de l'emploi… discret…" se dit-il.  Gordon attendait avec impatience que les questions fusent pour pouvoir se présenter au mieux.  "Bon, ça va le faire" dit l'homme, "vous prenez combien?"  Gordon réfléchit rapidement se disant que ce patron allait droit au but et que ce n'était pas pour lui déplaire.  "A la prestation ou au mois? Demanda-t-il.  "Dans un premier temps, à la prestation comme vous dites" répondit l'homme en souriant, après on verra… bien sûr vous avez votre propre matériel?"  Gordon se raidit, "aie" se dit-il.  "Euh, non, mon employeur précédent me fournissait tout au fur et à mesure des besoins et…""Okay" l'interrompit l'homme, "on fera comme ça!  Vrai que c'est plus sûr, surtout à la douane.  Bon, on vous appelle comment?"  "Gordon de Jonckheere".  "Ecrivez-moi ça" dit l'homme en lui tendant une feuille quadrillée qu'il avait arrachée d'un carnet à spirales.  Gordon s'exécuta et l'homme empocha le papier plié en quatre.  "C'est entendu, vous trouverez tout ce qu'il faut sur place, c'est mieux, moins … traçable, dirons-nous".  Et il cligna de l'œil gauche d'un air entendu.  Gordon acquiesça bien qu'il n'ait pas tout compris.  "Au fait, votre ancien employeur, il ne vous créera pas de problèmes, il vous a laissé filer sans faire de difficultés?"  "Non, non, il me trouvait finalement trop gentil" dit Gordon.  L'homme leva la tête en plissant les yeux.  "Mais je ne suis pas gentil du tout!" s'empressa d'ajouter Gordon. "Vous êtes à combien de prestations?  Des gens connus?"  "Vous comprendrez" répondit Gordon lentement "que je suis lié au secret professionnel, n'est-ce pas, mais bon, je dirais une dizaine de cas de divorce, trois ou quatre litiges immobiliers, beaucoup de mauvais payeurs, deux faillites… entre autres. "Bien, j'aime cette discrétion" fit l'homme impressionné.  Vous avez des attaches ici?" questionna-t-il en examinant son mégot fumant dans le cendrier.  L'image floue d'un sourire et d'une longue chevelure auburn s'imposa un instant à Gordon qui la chassa de la main comme on écarte une mouche agaçante.  "Non, aucune" affirma Gordon.  L'homme se baissa et ouvrit un tiroir sur sa droite dont il ramena une grosse enveloppe brune qu'il jeta sur le bureau devant Gordon où elle atterrit en soulevant un léger nuage de poussière mêlé de cendres froides.  Gordon éternua.  "Voici un acompte!"  Du tiroir central, il sortit une autre enveloppe plus petite dont il extirpa un billet d'avion.  "Vous partez ce soir, destination Québec, vous descendez à l'hôtel Clarendon, le contrat vous sera remis à la réception.  Bon voyage.  Je vous revois ici dans trois jours".  Gordon comprit que l'entretien était terminé.  Il saisit les enveloppes et sortit très vite, un rien décontenancé malgré l'euphorie qui le gagnait.  Il refoula les questions pertinentes qui se bousculaient dans son cerveau en ébullition.  Il ne remarqua rien de l'étrangeté du lieu qu'il retraversa pour atteindre la sortie.  "A chacun sa méthode" se dit-il comme pour se rassurer.

"Je vais au Canada, au Ca-na-da" répéta-t-il à haute voix en s'installant derrière son volant.  Il vérifia le billet d'avion, l'heure de départ, "non, ce n'est pas une mauvaise blague…" et se hâta de rentrer pour se préparer.  "Adieu petit flat minable" dit-il tout en préparant sa valise "bientôt, je te quitterai pour toujours…"  Pour un peu il aurait chantonné de joie.  Il faillit oublier la grosse enveloppe brune qu'il glissa dans sa mallette en cuir en se disant "J'aurai le temps de l'ouvrir dans l'avion" et il fila vers l'aéroport.  Pendant qu'il patientait dans la file pour l'enregistrement des bagages, il envoya un sms à son ancien patron: "j'ai trouvé un emploi au Canada" et il crut bon d'ajouter "merci pour tout".

Gordon planait.  Le voyage s'était déroulé sans le moindre incident.  Installé en classe business, il avait été l'objet de l'attention particulière des hôtesses, du moins se l'était-il imaginé, et il avait pu deviser agréablement avec son voisin, apparemment chef d'une entreprise plutôt importante qui partait évaluer les possibilités d'implantation d'une filiale dans la capitale canadienne.  Pour ne pas être en reste, il avait laissé sous-entendre qu'il partait défendre une célébrité canadienne dans un dossier particulièrement délicat et qu'il se faisait fort d'obtenir un jugement favorable pour celui-ci.

Pendant le trajet en taxi vers l'hôtel, il eut un sourire amusé en se remémorant les doutes qui l'avaient assailli encore juste avant le départ.  Il avait voulu rappeler son nouvel employeur pour demander confirmation des instructions mais était tombé sur une boîte vocale affirmant que le numéro composé n'était pas attribué.  A présent, il se sentait prêt à conquérir le monde, il se voyait parler d'une voix forte et marcher d'un pas assuré, se tournant tantôt vers les jurés qui le regardaient, conquis, tantôt vers la Cour dont les membres acquiesçaient à ses répliques en souriant d'un air entendu, il entendait les murmures admirateurs de l'auditoire et interrompit modestement une jeune femme qui s'apprêtait à l'applaudir.  Il imagina la mine stupéfaite de son ancien mentor, assistant stupéfait à sa victoire diffusée sur une chaîne internationale de la télévision.  Il laissa un pourboire qu'il croyait royal au chauffeur qui le remercia d'un air blasé en se disant "encore un qui n'a rien compris au change".

A l'hôtel, il se présenta à la réception en arborant un air de vainqueur.  "Bonjour, je suis Gordon de Jonckheere, je crois que vous avez quelque chose pour moi?" questionna-t-il.  "Bonjour, monsieur, un instant, je vérifie… voici, vous avez la chambre 519, votre clé et votre courrier.  Je vous souhaite un bon séjour chez nous monsieur de Jonckheere".  Sur l'enveloppe s'étalait son nom en larges lettres calligraphiées et la mention "confidentiel".  À l'intérieur, une enveloppe plus petite sur laquelle un large chiffre "I" avait été tracé au marqueur bleu.  Dès que le garçon d'étage eut refermé sur lui la porte de la suite, Gordon ouvrit fébrilement l'enveloppe.  Il y trouva une photo avec une sorte de curriculum vitae et un papier plié en deux sur lequel était écrit: votre premier client – ce soir 23h – hôtel Plaza – chambre 217, ainsi qu'une autre enveloppe plus petite en papier kraft annotée "votre matériel" contenant une clé et un petit mot: demandez Miguel à la réception.

Gordon fit sa toilette en chantonnant et s'habilla pour le dîner.  Il préféra redescendre par les escaliers, histoire de se mettre en forme après la longue traversée en avion.  Il se dirigea d'un pas assuré vers la réception où il demanda "Puis-je parler à Miguel, s'il vous plaît?".  "C'est moi-même, monsieur, que puis-je pour vous?".  Gordon lui montra la petite clé: "j'ai du matériel à récupérer".  Miguel se rapprocha au vu de la petite clé dorée, "suivez-moi, monsieur, la salle des coffres est au sous-sol".  Gordon était tout de même impressionné de tant de précautions.  "Il y a sans doute beaucoup de voleurs par ici" se dit-il.  "Surtout, n'ouvrez pas la valise avant d'être dans votre suite!" lui souffla le réceptionniste tandis que l'ascenseur descendait, "il y a des caméras partout, sauf dans votre salle de bain et dans la chambre à coucher".

Impatient de découvrir le portable mis à sa disposition, contenant probablement le dossier client dont il aurait besoin pour son rendez-vous, Gordon dîna très rapidement et refusa le pousse-café qui lui était offert en guise de bienvenue afin de garder les idées claires.  Il garda la petite valise bien serrée entre ses pieds pendant tout le repas.  Il regagna sa chambre avec hâte, le service avait été plutôt lent à son goût et il voulait se présenter à son avantage à ce client qui nul doute devait être très important.  Après un dernier regard satisfait dans le miroir, il téléphona pour demander un taxi après s'être enquis du temps nécessaire afin de se rendre au Plaza pour 10h 45 et se dit qu'il aurait besoin d'un peu de liquide pour offrir une boisson à son client.  Il déchira avec précaution la grosse enveloppe brune qui jusque là était restée sagement au fond de sa mallette.  Elle contenait un paquet enveloppé de plusieurs feuilles de papier journal qu'il déplia lentement.  Les liasses s'étalèrent sur le lit.  Il y en avait six, bien serrées dans leurs bandelettes d'origine, des coupures de 500 €.  Submergé par l'émotion, suant à grosses gouttes, il commença à compter le nombre de billets d'une première liasse, ne voulant pas croire aux inscriptions imprimées des bandelettes.  "Ça doit être un big business" se dit-il, "ils ont les moyens, pourvu que je ne doive pas défendre un magnat de la drogue ou quelque chose comme ça".  Gordon frissonna.  La liasse comptait bien cinquante billets comme annoncé.  "Voyons…" réfléchit-il, "fois six, ça fait…trois cents…fois cinquante… ça fait quinze mille €?"  Gordon eut un vertige.  Qu'avait dit l'homme déjà?  Voici un acompte?"  Le téléphone résonna dans la pièce silencieuse.  Gordon sursauta et s'empressa de rassembler les liasses pour les glisser sous le couvre-lit, non sans avoir prélevé deux billets qu'il fourra dans sa poche.  La sonnerie stridente du téléphone le ramena à la réalité.  Le cornet glissa dans sa main moite qui entendit de justesse "votre taxi, monsieur".  "Merci, je descends" bredouilla Gordon.  Il saisit la valisette noire contenant le matériel, vérifia la présence des "données client" dans la poche intérieure de son veston et sortit en claquant la porte.  "Flûte, ma clé" pensa-t-il comme il entrait dans l'ascenseur, "je demanderai un double quand je reviendrai, je suis en retard - en retard"

Le taxi le déposa devant la grande porte du Plaza.  "J'ai rendez-vous avec Monsieur Durnebercque" dit-il à la jeune fille qui s'affairait derrière le comptoir de la réception, "chambre 217, à 23 heures, auriez-vous l'amabilité de bien vouloir m'annoncer s'il vous plaît?" continua-t-il en prenant un air important.  "Un instant s'il vous plaît!"  Elle empoigna le cornet du téléphone et forma le numéro demandé.  "Le rendez-vous de monsieur Durnebercque est arrivé… oui, d'accord, très bien".  Puis se tournant vers Gordon: "qui puis-je annoncer, s'il vous plaît?"  "Maître de Jonckheere, avocat" répondit Gordon avec emphase.  Elle répéta le nom à son interlocuteur et hocha la tête puis raccrocha.  "Si vous voulez bien patienter quelques instants au petit salon, monsieur Durnebercque va descendre, suivez-moi!"

Dès qu'il eut noté le nom, le garde du corps alla frapper à la porte de la chambre où il entra sans attendre de réponse.  "Monsieur, nous avons un problème, venez, nous changeons de chambre" dit-il d'un ton qui ne supportait pas de réplique au petit homme roux assis, crispé par  la peur, sur le rebord du lit où il ne s'était toujours pas décidé à s'allonger malgré l'heure tardive et la fatigue qui s'emparait de chaque centimètre de son corps.  Tout en conduisant son protégé vers une autre suite dont il avait reçu la clé électronique en cas d'urgence, Roch appela la sécurité: "Hey, Tim, surveille-moi le petit salon de plus près, je reste en contact!"  Tim braqua une caméra supplémentaire sur les occupants des fauteuils en style Empire entourant la table basse aux coins arrondis et décrivit à Roch ce qu'il voyait: "un jeune homme, très grand, lunettes cerclées de noir, il s'assied, cheveux noirs, courts, nerveux, une mallette, il la pose sur ses genoux, une jeune femme, pas mal…, longs cheveux bruns, regarde sa montre, jette des regards inquiets autour d'elle, à surveiller, deux hommes assis, lisent un journal, se parlent de temps en temps, ont commandé des cocktails, le plus âgé fume la pipe, c'est tout pour l'instant".  Il allait couper son micro mais arrêta son geste.  "Attends! Le jeune là, le grand type, il ouvre sa mallette.  Et un autre homme vient d'entrer, c'est un client de l'hôtel, je le reconnais, il se dirige vers la brune, non, il s'arrête à deux mètres, elle a l'air soulagé… il ressort, elle le suit mine de rien, bon, j'ai compris.  Je fais un gros plan sur la mallette… bon sang, Roch, magne-toi, planque ton client, je te rappelle…".

Gordon contemplait éberlué l'arme soigneusement rangée dans son écrin de mousse et le gros cylindre noir couché parallèlement au canon.  Des milliers de questions s'entrechoquaient dans son cerveau bloqué par l'incompréhension.  Il ne vit pas les trois hommes en costume sombre entrer dans la pièce en longeant les murs, ni le garçon, jusque là assis patiemment derrière le bar qu'on veuille bien lui commander une boisson, mettre la main à son oreille et se diriger vers les clients, leur glisser quelques mots à l'oreille.  Gordon ne vit pas non plus les deux hommes se lever sans hâte apparente, sortir tranquillement de la pièce, il ne vit pas leurs visages tendus ni le léger tremblement de leur démarche.  Il vit juste du coin de l'œil, la pipe encore fumante, oubliée dans le gros cendrier en marbre et qui semblait le narguer.  Gordon, incapable du moindre mouvement, sentit de grosses gouttes de transpiration sourdre de son cuir chevelu, glisser le long de sa nuque pour poursuivre leur chemin le long de sa colonne avant de se coller au tissu de sa chemise.  Bientôt, il sentit venir de sous ses aisselles une odeur âcre qu'il connaissait bien, la même qui l'avait envahi naguère lorsqu'il était enfant et que son père l'avait obligé à faire un tour sur la grande roue à la foire du Midi et qu'il avait été pris de vertige.  Il ne vit ni entendit l'homme s'approcher doucement, se mettre à quatre pattes et faire venir lentement la petite valise à lui par-dessous la table.  Roch qui était resté tout près de la porte dit à voix basse dans son micro: "on dirait qu'il s'endort, tu le vois, Tim?"  "C'est peut-être une ruse" répondit celui-ci.  "John est parti fouiller sa chambre, attendez encore un peu!"  Gordon sombrait.  Il revoyait défiler des images qui ne laissaient planer aucun doute.  "On m'a pris pour un autre… ou alors le réceptionniste s'est trompé…, il y a… quelqu'un qui va vouloir récupérer cette mallette… elle n'est pas à moi… moi, je suis un gentil n'est-ce pas…".  Gordon à moitié inconscient avait parlé à haute voix.  "Roch?" fit la voix de Tim dans l'oreillette, "c'est bien ça, on a toutes les preuves, allez-y!".

Tout alla très vite.  Gordon fut empoigné, menotté, ses poches vidées, ses lunettes roulèrent sur le tapis où elles furent piétinées.  Il fut porté plus qu'il ne marcha vers le parking du sous-sol où il fut jeté sur le plancher d'une camionnette noire.  Roch s'assit à côté de lui sur la banquette, son 38 à la main, le canon dirigé vers le front de Gordon dont l'esprit était toujours en sommeil.  "C'est un nouveau" lui annonça Tim, "il n'est pas dans nos fichiers".  Roch regarda Gordon d'un air mauvais.  "Et si tu nous racontais tout?" dit-il d'une voix doucereuse, "je t'écoute, t'as l'air d'un gentil gars, qu'est-ce que tu fous avec cette arme?".  Les rêves de gloire de Gordon s'évaporaient comme neige au soleil, adieu requêtes, plaidoiries et effets de manches! 

Maintenant que tout cela était derrière lui, Gordon se disait qu'il avait eu de la veine tout de même.  Roch avait eu quelque difficulté à comprendre le récit embrouillé de Gordon mais après plusieurs heures d'interrogatoire, il avait accepté de le croire et une enquête minutieuse de la police belge en collaboration avec la police canadienne avait confirmé son histoire.

Gordon entra dans le petit bistrot.  La buée qui se déposa instantanément sur ses lunettes ne le gêna nullement et il se dirigea vers sa table habituelle.  Louise déposa un café devant lui.  Il leva la tête vers elle et dit "salut, Louise!"  Après tout, on l'avait bien pris pour un tueur à gages, n'est-ce pas, il n'avait donc pas l'air si gentil que ça!  Ce souvenir lui donnait une audace réconfortante.  Il lui décocha un sourire, essayant d'imiter celui d'un acteur connu qu'il avait vu dans un rôle de médecin urgentiste à la télévision.  Louise n'en demandait pas plus.  Elle s'assit en face de lui.  "J'aurais dû changer de lunettes plus tôt" se dit Gordon.  Malgré plusieurs rappels à l'ordre de son patron, Louise ne bougea pas de sa chaise et écouta Gordon parler avec une ferveur non feinte.  Quelques éclats de rire plus tard, la conversation se termina par un baiser appuyé de Louise sur la joue de Gordon, rouge d'émotion et dégoulinant de transpiration.  Il sortit les yeux dans le vague, un sourire béat aux lèvres et bien sûr, il heurta le chambranle auquel il demanda pardon.

Dans la librairie où il prit le journal du présentoir avec beaucoup de précautions, une petite vieille lui dit "bonjour jeune homme, ça a l'air d'aller aujourd'hui!".  "Oui, madame, la vie est belle pour les gentils" répondit-il en souriant.

Dans sa voiture, Gordon ouvrit le journal à la rubrique emploi puis se ravisa.  "Pas deux fois" pensa-t-il et il fut pris d'un tel four-rire qu'il en pleura.

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