Henri entendit tourner la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Il glissa prestement la petite photo entre les pages du roman policier déposé sur l’armoire, prit un visage de circonstance et se leva pour accueillir sa sœur. Roxanne (où sa mère avait-elle été pêché ce prénom, se demandait-il toujours), d’un naturel plutôt vif, exigea d’emblée tous les détails de ce qui était arrivé et comme d’habitude elle dut interrompre son frère à plusieurs reprises tant il avait l’art de la digression pour combler les vides de son récit. Ainsi un événement d’une dizaine de minutes devenait une narration de près d’une heure, entrecoupée de petites bouteilles de Rosé, de cendriers remplis et vidés, de passages aux toilettes dont il revenait en ayant perdu le fil de son récit qu’il reprenait sur un stimulus donné par Roxanne qui entretemps, fulminant de rage contenue n’avait pas bougé d’un pouce comme si le fait de faire autre chose qu’attendre ou de bouger de quelques centimètres aurait pu compromettre la suite de l’histoire. "Il faudrait téléphoner à l’hôpital" dit Roxanne, "je n’en peux plus de ne pas savoir ce qui se passe". Comme elle prenait le récepteur, celui-ci sonna, la prenant au dépourvu et le socle bascula sur le tapis. Le ramassant très vite, elle souffla "allo? " tout en l’inspectant rapidement pour s’assurer qu’il n’avait pas souffert. Henri la regarda avec émotion, c’était un des moments privilégiés où Roxanne ressemblait le plus à sa maman, avec ses longs cheveux planant quelques instants lorsqu’elle se baissa pour récupérer l’objet, le regard inquiet, la voix à moitié brisée. Roxanne ne répondit à l’appel que par monosyllabes tant son interlocuteur était hors de lui. Elle raccrocha et expliqua à Henri que leur mère était déjà sur le chemin du retour. "Elle a fait une scène, elle a refusé de se laisser examiner et a signé une décharge. L’urgentiste a tout de même pu lui donner une ordonnance pour avoir de quoi soigner ses bleus mais ils n’ont pas fait de scanner".
Ils entendirent l’ambulance stopper devant la maison. Roxanne regarda étonnée le récepteur du téléphone qu’elle avait gardé serré dans la main et le reposa sur son socle. Le clignotant bleu éclairait la pièce par intermittence de façon un peu irréelle.
Henri et Roxanne aidèrent leur maman à réintégrer son fauteuil où elle resta sans bouger et sans dire un mot pendant un long moment. Ses enfants, debout, immobiles à côté d’elle, se lançaient des regards interrogateurs, mi-inquiets, mi-amusés.
"Quels imbéciles!" claironna-t-elle tout à coup. "Je ne veux pas de tous leurs fils, leurs appareils, tous ces examens qui ne servent à rien. Si je dois passer, je passerai sans leur aide. Combien ça va encore me coûter cette petite balade? Henri? Henri? Viens t’asseoir près de moi mon petit. Tu sais hier, le Christ est descendu de sa croix, il est venu vers moi et il m’a dit que j’avais encore le temps. Tu as vu cette pimbêche tout en noir? Tu l’as entendue parler? Elle croit que je n’entends rien! J’ai tout compris. Ne crois pas ce qu’ils te racontent. Ton papa était un héro." Une larme pointa au coin de son œil droit. "Non, Rachel, ne dis pas ça!" Ses phrases étaient entrecoupées de longs sifflements après lesquels Julia faisait une pause et respirait profondément. Sa tête oscilla de gauche à droite puis s’inclina vers l’avant.
"Je suis fatiguée" murmura-t-elle. Roxanne ouvrit la bouche, sans doute pour essayer de la secouer verbalement afin qu’elle reprenne ses esprits mais la referma sur un geste d’Henri. "Laisse-la se reposer un peu!" Il avait bien compris que ce flot de paroles était remonté d’une époque lointaine et que la confusion s’était à nouveau installée dans l’esprit de sa mère. Henri était songeur. Cette époque-là lui appartenait à lui, il ne voulait pas la partager même avec sa sœur. Trop de mauvais souvenirs la rendraient incroyable, lui-même doutait d’avoir pu vivre tant de choses pénibles et d’avoir survécu quand même, alors que d’autres …, et ensuite d’avoir été heureux, un peu, quand même.
"J’ai eu la chance de rencontrer une femme exceptionnelle qui m’a permis pendant des années d’oublier les années sombres." Le bonheur avait cependant été de courte durée. Une maladie rare, il ne se souvenait plus du nom exact, l’avait emportée subitement, beaucoup trop tôt. Sa belle-famille lui avait tourné le dos, lui reprochant de n’avoir rien vu. Elle ne s’était jamais plainte, aucun symptôme ne s’était dévoilé. Le choc fut d’autant plus terrible. Elle lui avait donné une fille magnifique qui à son tour avait eu deux beaux enfants.
"Henri, Henri" souffla Roxanne, tout en lui secouant rudement l’épaule, interrompant ainsi le cours de ses pensées. "Henri!". Les images s’estompèrent, Henri revint à la réalité. Levant lentement la tête, il vit le visage anxieux de sa sœur penché sur le sien. Il se leva et ôta ses lunettes pour l’embrasser. "Je vais m’en aller" dit-elle, "tu me sonnes s’il y a un problème, hein! J’ai pris l’ordonnance. Je rapporte les médocs ce soir." Roxanne se hâta de quitter les lieux tant l’atmosphère commençait à lui peser. Elle détestait se sentir "exclue" des pensées de sa mère. Partir lui éviterait de se tourmenter plus avant.
Dès qu’elle entendit la porte d’entrée se refermer, Julia releva la tête et regarda son fils: "Henri, mon Henri, tu n’as rien à me raconter? Quand tu vas me le réparer ce parquet?" Julia frappa violemment sur la petite table avec sa canne. "Tu attends que je tombe encore une fois hein?"
Il fit mine de ne pas avoir entendu. Tout en se disant "c'est dans la salle de bain que tu es tombée maman…" Henri se leva, il voyait le visage de sa maman se refléter dans la vitrine et ce qu'il y lisait lui faisait peur. "Je dois y aller, maman, à demain, fais attention à toi!" Puis il fit une pause devant l'armoire chargée de livres, comme pris d'une impulsion subite et demanda: "je peux t'emprunter quelques livres maman, j'ai des fois un peu de mal à m'endormir?" "Bien sûr mon grand" fit Julia d'une voix radoucie par l'idée que son fiston partageait au-moins cette passion de la lecture avec elle, "mais ils s'appellent retour hein! Combien t'en prends?" "Tiens, ces trois là, ça va?" demanda Henri en pointant l'index vers les romans placés sur le dessus des piles chancelantes. Il s'empara des livres ainsi désignés y compris celui où il avait glissé la petite photo. "Julia jeta un œil sur les titres: "ah, ceux-là oui, je les ai déjà lus, ça va!" Henri se sauva comme un voleur, la conscience pas très nette, oubliant le traditionnel bisou d'adieu. Julia ne s'en formalisa pas, elle avait l'habitude. "Bonne soirée à toi aussi" murmura-t-elle pour elle-même.